Bonaparte, vainqueur de Rousseau et des Bourbons
David Saforcada | mar 06, 2013 |
Lorsqu’on songe qu’en 1789 il ne s’agissait de rien moins que de donner enfin satisfaction à la longue suite des vœux populaires qui depuis près de huit siècles demandaient, de plus en plus instamment, l’égalité politique à la centralisation du pouvoir, on commence par s’étonner que l’opinion publique, pendant la seconde moitié du XVIII siècle, soit si loin d’appartenir tout entière aux préoccupations politiques.
Ce serait en effet une grande erreur de prendre pour de la politique toute la métaphysique humanitaire des philosophes du XVIIIe siècle, quoique cette métaphysique ait en réalité, en fait, gouverné chez nous tous les pouvoirs publics depuis 1789 jusqu’au Consulat.
Le caractère de la politique est de se modifier et de progresser suivant les circonstances, de tenir compte, avant tout, des lieux et des temps, tandis que c’est le propre de la métaphysique de ne tenir compte ni des temps ni des lieux, de prendre l’idéal d’une époque et d’un pays pour la loi de l’espèce, et de se donner pour absolue.
Faisait-on de la politique à l’Assemblée constituante ? Faisait-on et allait-on faire autre chose que de la métaphysique, quand cette Assemblée préluda aux réformes qu’elle avait à accomplir par la déclaration si connue des droits de l’Homme ?
La politique se fût tout simplement occupée des droits des Français au XVIIIe siècle. Elle n’eût pensé qu’à constater afin de les organiser les aptitudes modernes à l’égalité politique que la France devait à sa préoccupation séculaire de l’autorité centrale.
Quand on voit chez une nation, où depuis près de huit cents ans l’autorité se forme et grandit par et pour la centralisation, les diverses constitutions républicaines, jusqu’au Consulat, s’obstiner cependant à demander les conditions de l’administration du pays, la justice, tout enfin, uniquement à l’initiative électorale de circonscriptions politiques nouvellement établies, c’est-à-dire, à une nouvelle sorte d’esprit de localité, et quand, dans ce système inopinément et si brusquement créé d’une décentralisation en négation de tous les précédents de la patrie, l’autorité centrale, lorsqu’elle est représentée, l’est à peine par quelques envoyés dont le droit se réduit au droit de donner des conseils, les divers auteurs de ces diverses constitutions ne sont-ils pas purement et simplement des métaphysiciens ? En quoi tiennent-ils compte du temps et du lieu ? En quoi cherchent-ils à se faire une force du caractère national et des progrès de notre passé ? Leur espérance, leur foi, est toute entière dans cette doctrine absolue et humanitaire, prêchée dans tous les écrits de l’époque, suivant laquelle la nature tiendrait toujours et partout le citoyen parfait à la disposition de l’homme d‘Etat philosophe qui a besoin de créer une grande nation.
Malheureusement il y a certaines époques où l’inintelligence trop longtemps prolongée des gouvernants finit par créer dans le peuple une telle impatience des droits justement acquis et méconnus, que tous les auxiliaires qui lui viennent en aide, jusqu’aux plus insensés, en arrivent à trouver la popularité et la puissance dans l’impopularité même du pouvoir. Car les doctrines humanitaires de la philosophie du XVIIIème siècle n’ont assurément point trouvé en elles-mêmes la cause et l’origine de leur toute-puissance dans le dernier quart de ce siècle.
Si les Bourbons ne s’étaient obstinés à vouloir maintenir sans aucune raison sérieuse — sans qu’il soit possible de leur trouver une excuse —, les anciennes inégalités féodales dans les privilèges nobiliaires, privilèges désormais sans fonction et sans but, si les Bourbons n’avaient ainsi, à la fois, déshonoré les privilégiés et irrité ceux qui vivaient dans le droit commun, il n’eût à coup sûr point suffi, pendant la seconde moitié du XVIIIème siècle, de prononcer le mot d’égalité pour soulever le peuple contre toute espèce d’autorité, contre toute sorte de classification. D’un autre côté, l’état des esprits ne nous prouve-t-il pas également qu’en 1789 l’opinion publique poursuivait bien moins, dans l’ancienne institution du clergé français, le prêtre catholique, le représentant d’un certain état religieux, du pays, qu’elle ne poursuivait l’un des représentants, l’un des membres de la société féodale ou nobiliaire.
Ce fut donc un spectacle surprenant, que de voir bon nombre d’esprits, parmi ceux qui s’effrayaient le plus des funestes influences des doctrines du XVIIIème siècle, chercher un refuge contre ces doctrines dans le retour des Bourbons, comme si la toute-puissance et la popularité accidentelle des idées de Rousseau et de son école n’avaient pas pour principale origine l’impuissance politique des Bourbons et leur impopularité, dès lors, comme si c’était la cause qui pouvait détruire l’effet !
Quelle que soit, en tout cas, l’origine ou la cause de l’influence exercée par les doctrines humanitaires à la fin du XVIIIème siècle , quel que soit, d’autre part, le plus ou moins d’intelligence et de bon sens pratique des hommes qui veulent, et avec raison, s’opposer à l’action anarchique et dissolvante de ces doctrines, on ne saurait mettre en doute que l’influence des doctrines humanitaires, depuis 1789 jusqu’au Consulat, n’ait été toute-puissante. Ce qui est plus certain encore, c’est que la toute-puissance, sur la politique, de l’école philosophique de Rousseau et des écoles semblables est, pendant dix années, le véritable obstacle au rétablissement de l’ordre, la principale cause de cette anarchie permanente, qui, pour se manifester, tantôt par les violences et les excès, tantôt par l’apathie et le découragement, n’en reste, au fond, pas moins la même sous toutes les constitutions qui précèdent le Consulat.
Par exemple, quand chaque constitution républicaine charge les différentes circonscriptions politiques, récemment instituées, de nommer à tous les emplois des divers degrés de l’administration et de la justice, — c’est-à-dire d’administrer elles-mêmes moralement et matériellement le pays, — qui s’inquiète si ces nouvelles circonscriptions politiques, parfaitement et fort à propos établies pour faire disparaître les derniers restes de l’ancien régime, de l’ancien esprit de localité, réunissent en elles le principe d’une vie nouvelle pour cet autre esprit de localité auquel on va redemander tout ce qui constitue le gouvernement intérieur du pays ? Qui s’était inquiété si le nouvel édifice politique trouvait ou ne trouvait pas un point d’appui dans nos moeurs, en d’autres termes, dans notre passé. Si la manière dont nous avions été gouvernés jusque-là avait pu nous rendre gouvernables pour de pareilles constitutions ? Personne ne songeait à examiner si ces nouvelles circonscriptions politiques, par cela seul qu’elles ne ressortaient pas de notre passé et de l’éducation préalable et indispensable de nos précédents, n’étaient pas radicalement incapables de faire partir l’ordre d’en bas, et seulement propres à le recevoir d’en haut ? Mais, dès lors, comment s’étonnerait-on qu’un système de gouvernement qui se soucie si peu de la réalité des faits, qu’un système de gouvernement par conséquent d’une nature si évidemment métaphysique, nous ait conduit à l’anarchie, à l’absence de toute espèce de gouvernement ?
C’est que tout édifice politique qui est bâti en dehors des précédents d’une nationalité, en dehors de son passé, n’est bâti que sur le vide, bâti pour l’anarchie !
Et, quand chaque constituant était convaincu, comme l’étaient alors , par malheur, tant d’esprits, qu’on n’avait qu’à demander la base de l’ordre aux aptitudes générales de la nature humaine, à nous ne savons quelle sorte de sociabilité absolue où l’on ne trouve point de trace de la patrie, pouvait-on s’attendre à ce que les conditions de l’ordre fussent demandées aux, précédents historiques de la France ? Dans un tel état des esprits, il n’était que trop naturel qu’on crût pouvoir improviser le présent, sans tenir compte du passé. Dans les assemblées d’où sortent les diverses constitutions républicaines, le nom de Rousseau et de Mably est dans toutes les bouches, celui de Montesquieu est à peine prononcé. C’est, en effet, le propre et le caractère distinctif de toutes les tentatives de reconstruction politique de ce temps, de ne demander aucune préparation à nos antiques habitudes de gouvernement. De là, la débilité inhérente à toutes ces constitutions, et leurs chutes successives.
Plus on examine de près la nature des institutions tentées par la République sous ses diverses formes avant le Consulat,—qu’on les envisage dans leur ensemble ou qu’on les étudie dans leurs détails, —plus on s’aperçoit que les divers constituants républicains n’ont pas mieux compris le problème que la Révolution leur avait donné à résoudre, que les Bourbons n’avaient compris ce même problème que leur avaient déjà légué les Valois : organiser la centralisation.
Les Bourbons ont cru qu’ils n’avaient qu’à jouir de la centralisation qui s’était formée sous leurs prédécesseurs, et non à en généraliser et à en régulariser l’action, afin de la rendre de plus en plus juste et féconde. Les constituants républicains se sont imaginés de ressusciter une décentralisation morte depuis deux siècles, sans songer, bien entendu, à lui rendre ce qui l’avait fait vivre de la vie féodale, mais sans songer davantage s’il était possible de faire vivre la décentralisation de la vie de notre démocratie. L’erreur est égale des deux côtés, et même elle allait devenir plus grande du côté de la République, si elle avait duré davantage, si le génie d’un homme extraordinaire n’était venu mettre brusquement fin à un égarement de l’esprit public dont rien de général, avant lui, ne faisait pressentir le terme; car la République avait pour s’instruire l’exemple de la chute des Bourbons, et cela eût été sa condamnation de n’en avoir pas compris la cause.
La Convention et tous les pouvoirs essayés par la Révolution, avant le Consulat, n’ont point, en réalité, eu de politique intérieure. On peut assurer avec la plus grande rigueur que tous ces pouvoirs républicains ne sont grands, et la Convention à leur tète, que par leur politique étrangère. Quand ils empêchent les anciens partis de s’opposer plus longtemps, par leurs tentatives de révolte, à l’avènement de la société nouvelle, ils ne font réellement encore que de la politique étrangère. Par rapport à la société nouvelle, les émigrés et leurs partisans étaient des étrangers. Même sur le sol de la patrie, ce n’était pas là du gouvernement : c’était encore de la guerre ! Et c’est un singulier rapprochement politique que la République et les Bourbons, également inintelligents des besoins nouveaux, n’aient eu ainsi que la même espèce, de grandeur, une grandeur de politique étrangère !
Qu’on remarque bien que l’oeuvre que la Révolution avait à accomplir n’a été comprise, pas même entrevue, d’aucun des hommes politiques qui ont précédé le premier Consul. Dans le nouvel état de choses qui triomphe avec la Révolution, l’ordre devait désormais descendre de l’autorité centrale et cependant, jusqu’à Bonaparte, rien n’est essayé pour organiser l’action de l’autorité centrale, pour en faire descendre la vie nouvelle de la société. Il n’y a réellement de centralisé que la résistance aux étrangers et, à l’intérieur, que la compression des derniers restes de vie de l’ancien régime. On ne demandait donc à la centralisation, c’est-à-dire à tous les précédents de notre histoire comme aux nécessités du présent, que la force dans la lutte et dans la guerre, que le côté accidentel de la situation, et non la vie future dans la paix, l’état permanent de la société nouvelle de la démocratie.
Avant le Consulat, on a combattu la contre-révolution, mais personne n’a gouverné la Révolution, personne n’avait même pensé à se demander ce qu’était la Révolution. Mais comment trouver à cet oubli incroyable de toutes les données historiques du problème qu’on avait à résoudre une autre raison que l’absorption de toute la pensée du XVIIIème siècle par toutes ces considérations de métaphysique absolue, de philosophie humanitaire ? Les doctrines humanitaires ont empêché de voir non-seulement le présent, mais l’histoire de France.
Nous allons mieux faire comprendre toute la place immense qu’a tenue la philosophie du XVIIIème siècle parmi les causes de trouble jusqu’au Consulat, en montrant comment et pourquoi quelques mois ont pu suffire au Premier Consul pour substituer l’ordre le plus parfait à dix ans de l’anarchie la plus profonde.
En effet, quand Bonaparte, à peine chargé du gouvernement du pays, enlève tout à coup à l’initiative des diverses circonscriptions électorales ce droit dont ces circonscriptions n’avaient su que faire, le droit de nommer à tous les emplois de l’administration comme de la justice et de l’enseignement, Bonaparte a reconnu combien il suffit peu de tracer sur une carte des circonscriptions politiques d’une certaine grandeur, de réunir un certain nombre d’hommes sur diverses places publiques en face d’une urne électorale, pour qu’il en sorte subitement un nouveau système d’aptitudes politiques.
Mais, en reconnaissant qu’il faut des précédents à ces réunions d’hommes pour en faire des assemblées de citoyens, Bonaparte n’a-t-il pas, par cela même, écarté la métaphysique gouvernementale du XVIIIème siècle, mis de côté toutes les illusions trompeuses de la politique de l’homme ?
Et, quand le premier Consul détermine, limite et combine les différentes attributions de ces divers emplois, auxquels va désormais nommer le chef de l’État, quand il harmonise et équilibre leur mode d’action réciproque de façon à créer cette puissante unité française, Bonaparte ne donne-t-il pas au gouvernement du pays par l’autorité centrale cette organisation, source de justice et de l’égalité moderne, attendue depuis les Valois ?
Mais alors Bonaparte fait-il autre chose que de reprendre l’antique tradition de la politique intérieure de la France, également méconnue par les Bourbons et par la République ? C’est le caractère distinctif de l’action exercée par le futur Empereur, et là est le double secret de la toute-puissance de son génie, que d’écarter ainsi la politique de l’homme pour rentrer dans la politique de la France. Bonaparte gouverne la France comme elle a appris à être gouvernée : voilà pourquoi il la trouve si facile à gouverner.
Mais montrer ainsi comment l’ordre se refait en quelques mois avec une si prodigieuse facilité, n’est ce pas, à un autre point de vue, montrer comment et pourquoi le désordre et l’anarchie s’étaient maintenus pendant dix ans ? Parce que l’on n’a pas séparé avec assez de netteté le côté humanitaire et métaphysique de la Révolution de 89 du côté politique et français de cette Révolution. L’accident dans l’histoire de France, c’est la philosophie humanitaire imposée par les hommes du XVIIIème siècle aux premières institutions que la société-moderne demande à la République, que c’est, au contraire, la loi permanente de l’histoire de France, la vraie tradition nationale, que cette politique de la centralisation que le premier Consul et le futur Empereur relève, alors que depuis deux siècles cette politique est également abandonnée par les Bourbons et par la République.
Mettant à la fois fin à la double impuissance des Bourbons et de la République, le Consulat et l’Empire, la politique napoléonienne, c’est le soleil, après les longs mois d’obscurité d’une nuit polaire, qui reparaît enfin et se remontre le même. C’est la lumière sur le passé et le jour pour l’avenir !
Il est bon de rapprocher les trois jugements divers qu’ont portés sur la Révolution française trois hommes, M. de Maistre, Mirabeau, Napoléon. Ces trois jugements contiennent et résument, et surtout peuvent servir à classer, non seulement ce qui a été dit ou écrit, mais tout ce qui peut l’être, sur la Révolution française.
M. de Maistre, dans chaque page qu’il écrit, à la Révolution française constamment en vue pour la combattre, même quand il n’en parle pas. Dans une pittoresque et grandiose expression empruntée aux préoccupations habituelles de sa pensée, et où se reflète tout son génie, M. de Maistre déclare satanique la Révolution française. Il est temps de remarquer que l’illustre écrivain prend pour la Révolution un accident de la Révolution.
Et, en effet, pour qui, se plaçant plus haut que la grande transformation de la fin du XVIIIème siècle et la manière dont elle s’est accomplie, en recherche les causes dans les siècles précédents, il est évident que la Révolution française est tout entière dans ces grandes réformes politiques qui devenaient depuis deux cents ans chaque jour plus indispensables, et qui ont, en quelques mois, substitué avec tant de facilité un ordre nouveau non point au désordre, mais à l’ancienne société. Il n’y a que les esprits superficiels qui croient que l’Empire a trouvé une force passagère à remplacer l’anarchie, qui ne s’aperçoivent pas, au contraire, que la véritable force de l’Empire est une force permanente et qui consiste à remplacer l’ancien régime.
M. de Maistre ne voit dans la Révolution française que les doctrines humanitaires et leur anarchique puissance, jamais le côté politique.
Ce n’est donc pas la Révolution qu’attaque M. de Maistre, ce n’est que son alliée dangereuse, car nous avons déjà fait observer que la philosophie du XVIIIème siècle n’est à la Révolution française qu’une auxiliaire, et une auxiliaire qui pouvait lui porter malheur.
Ce qu’on n’a pas compris et ce qui sera la gloire de M. de Maistre, c’est que M. de Maistre a servi la Révolution et a été utile aux temps nouveaux, en contribuant puissamment à perdre dans l’opinion ce qui n’était pas la Révolution elle-même, et ce qui, loin de là, lui faisait obstacle. Ce côté politique dont ne s’occupe pas M. de Maistre et qu’il semble ne pas soupçonner, Mirabeau lui l’avait vu et jugé avec netteté et supériorité.
Cet homme d’État vit que la Révolution française avait pour but l’alliance de la monarchie et de la démocratie, la centralisation assise sur l’égalité politique de tous. Mais, si aucun des contemporains de Mirabeau ne s’est rendu compte comme lui du but politique de la Révolution, il n’en est pas non plus qui ait confondu plus que lui la politique avec les agitations stériles de la métaphysique. Tous ses discours, tous ses écrits, sont pleins de l’idéologie humanitaire que Bonaparte écarte, tout d’abord, quand il fait l’ordre.
Le jour où les événements auraient mis l’homme d’État à l’oeuvre, ce qui constituait la force de la Révolution et ce qui, pendant dix ans, fit son impuissance, se fût inévitablement livré combat en cette vaste et énergique nature, et l’on se demande qui l’eût emporté de la politique ou de la métaphysique. Une mort prématurée a fait un mystère de l’issue de cette grande lutte.
Voyant le bien, et résolu à en être le serviteur, mais cependant, jusqu’à sa mort, resté l’esclave du mal, Mirabeau avait compris la nécessité de la Révolution française et jugé sa toute-puissance, mais il ne sépare la toute puissance de la Révolution d’aucune de ses faiblesses. M. de Maistre, lui, ne voit que sa faiblesse et ne s’aperçoit pas qu’elle n’est que passagère.
Tout d’abord, ce qui sépare Bonaparte des hommes du XVIIIème siècle, — des plus forts aussi bien que des plus faibles, — ce qui dès les premiers jours révèle Napoléon, c’est que, dès les premiers jours, il traite la Révolution française comme si elle fût toujours restée politique et qu’elle ne se fût jamais mésalliée avec les doctrines humanitaires.
Bonaparte ne combat pas l’idéologie, il l’écarte et pour le Premier Consul, comme, pour le futur Empereur, il n’y a jamais eu à résoudre que le problème déjà posé depuis deux cents ans, et qui, disait Mirabeau, n’eût pas déplu à Richelieu : organiser l’autorité centrale sur l’égalité politique. La société française apparaît à Napoléon la même, et avec les mêmes besoins politiques, qu’au sortir des Valois.
Car Bonaparte, non-seulement a reconnu l’obstacle, mais il a compris son impuissance et vu qu’il n’était qu’un accident. Quelques jours lui suffisent pour que la société moderne naisse organisée de son gouvernement.
Peu importe que Napoléon réservât aux derniers jours de sa vie, — aux jours de la paix, — ou qu’il voulût laisser à son successeur le soin de fonder ou de compléter les dernières institutions du moderne édifice politique ! On ne comprend point Bonaparte si on ne s’aperçoit pas que la politique étant débarrassée de la métaphysique, en d’autres termes, l’obstacle étant enlevé, le bien est désormais devenu nécessaire, si on ne comprend pas que l’œuvre est commencée de façon à ne pouvoir être détruite, et, dût-elle quelque temps se trouver interrompue, à devoir, tôt ou tard, s’achever.
En ne voyant dans 1789 et la Révolution que l’avènement de la cause éternellement française, mais enfin triomphante, de la centralisation du pouvoir et de l’égalité politique de tous, Bonaparte a réuni chacun des progrès de notre passé pour en faire et constituer la force de la société moderne. Il donne, pour mieux dire, il rend à la Révolution l’irrésistible toute-puissance de la nationalité, faisant à la fois aussi vains, dans leur résistance, les métaphysiciens que les émigrés.
Il semble que Bonaparte descend de l’histoire de France et n’a point vécu de son temps, à tel point il est étranger à tous les égarements de l’opinion contemporaine ! On rend mal aussi ce que l’on sent en présence de cette grande figure inattendue, quand on le dit plus grand que son siècle et que ses contemporains.
On dirait plutôt qu’il est d’une autre nature. Mirabeau, M. de Maistre, quand on les oppose, s’éclairent mutuellement. Le premier montre ce qu’il y a d’incomplet dans le second, le second ce qui est resté confus dans le premier.
Quand on les réunit, M. de Maistre et Mirabeau nous apprennent à comprendre Napoléon et la Révolution.
David Saforcada
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