TRIBUNE LIBRE
Manuel Valls déplore "une crise de l’autorité dans notre pays"... Mais qui a vraiment un problème : la France ou la gauche ?
Le ministre de l'Intérieur Manuel Valls a estimé qu'"il y [avait] une crise de l'autorité dans notre pays" suite a une collision qui a coûté la vie à deux policiers jeudi.
A vos ordres ! Publié le 23 février 2013
Crédit Reuters
Atlantico : Le ministre de l'Intérieur a promis qu'il ferait tout pour que les auteurs de la collision qui a coûté la vie à deux policiers, jeudi matin à Paris, soient "sévèrement" punis. "Il y a une crise de l'autorité dans notre pays", a-t-il également estimé.
`Que pensez-vous de ce constat ? La France a-t-elle réellement un problème avec l’autorité ?
Bertrand Vergely : La France n'a pas de problème avec l'autorité. En revanche, la gauche a un problème avec l'autorité.
Cela vient des années 1968. À cette époque, un tournant idéologique s'est produit.
Le gauchisme devenant l'idéologie officielle de la gauche, l'autorité a été assimilée au fascisme.
, cette confusion est restée. D'où deux attitudes de la part de la gauche face à la question de l'autorité. Lorsqu'elle n'est pas au pouvoir elle accuse l'autorité.
Soit elle fait honte de l'autorité, soit elle a honte de l'autorité. Il y a là un problème de culture morale.
Le gauchisme et la gauche confondent autorité et arbitraire.
Qui a une autorité a un pouvoir qu'il est autorisé à exercer et dont il doit rendre compte. Il n'y a dans tout cela rien d'arbitraire.
Au contraire. C'est l'autorité qui nous préserve de la violence et de l'arbitraire. Quand on veut prendre le pouvoir afin d'imposer son propre arbitraire, on accuse toujours l'autorité existante.
Dans le cas présent de la mort de ces deux policiers, Manuels Valls a eu les propos qu'il convient et je suis sûr que la gauche le soutient, même si je ne doute pas que certains verront une "dérive" dans ses propos.
On ne quitte pas son passé gauchiste comme ça.
Alexandre Giuglaris : Une étude récente[1] montre que 86% des Français, au-delà de tout clivage politique, pense que "l’autorité est trop souvent critiquée aujourd’hui". Ce chiffre montre bien que la France n’a pas de problème avec l’autorité mais au contraire, qu’elle aspire à davantage d’autorité.
Et cela n’a rien à voir avec l’autoritarisme. Avec Max Weber, on sait que l’Etat a le monopole de la violence physique légitime, c’est-à-dire, le droit au nom de la société et dans une démocratie, de punir ceux qui ne respectent pas la loi.
Quand l’Etat et notamment la Justice sont défaillants dans l’exercice de cette prérogative, la demande d’autorité ne peut que croître.
La "crise de l’autorité" ne vient donc pas de la population mais de certaines institutions qui n’assument pas suffisamment leur rôle.
Olivier Galland : D'après les enquêtes européennes concernant "les valeurs", sur un échantillon de 45 pays, la France est en 39e position dans les scores d'adhésion à l'autorité, ce qui est très haut.
Dans l'UE, elle est seulement dépassée par l'Italie, le Portugal et le Royaume-Uni.
Il y a toujours eu des délinquants. Ce n'est pas parce qu'il y a des délinquants qui tuent des policiers qu'il y a une crise de l'autorité. On ne peut pas tirer d'un fait divers une considération générale. Y a-t-il une crise de l'autorité générale ? Non pas vraiment, car les enquêtes montrent en réalité que les Français en très grand nombre adhèrent de plus en plus aux valeurs d'autorité. En revanche, il y a un sentiment assez répandu qui est celui de la crise de l'autorité.
Un sondage il y a quelques années demandait aux parents s'il y avait une crise de l'autorité : 81% d'entre eux répondaient "oui".
En revanche, dans le même temps, 80% des Français ont répondu qu'ils exerçaient correctement l'autorité. La crise de l'autorité, c'est toujours chez les autres. Les mœurs se sont beaucoup assouplies, la liberté individuelle s'est accrue. Cette liberté plus grande dans la vie privée, que tout le monde revendique, est aussi source de nuisances dans la vie sociale, mais elles ne sont le fait que d'une très petite minorité.
Les violences scolaires, quand on regarde les statistiques concernent très peu d'élèves et sont concentrés dans quelques établissements. On est aussi dans une société de la communication, et ces évènements ont un impact médiatique très fort qui donne le sentiment à beaucoup de gens qu'il y a une crise de l'autorité.
Comment expliquer le problème de la France face à l'autorité ?
Bertrand Vergely : Je crois qu'il y a trois raisons à cela.
La première raison vient du passé. La France a connu l'inquisition de la part du catholicisme à la fin du Moyen Age puis l'absolutisme royal, puis le centralisme jacobin et napoléonien, puis la répression de la Commune, puis le pétainisme.
Elle est traumatisée par la répression du pouvoir religieux ou politique et par un conservatisme virulent qui existe au sein de la société.
La seconde raison est idéologique.
Dénoncer l'autorité est devenu aujourd'hui un créneau rentable politiquement et médiatiquement. La gauche et les médias s'y sont engouffrés joyeusement. Taper sur les autorités fait plaisir aux Français. Troisième raison. Nous sommes à l'heure de l'individualisme et du "je" sans frontières qui entend rejeter tout ce qui s'oppose à l'extension d'un pouvoir qu'il souhaite sans limites.
Forcément, l'autorité en pâtit. Indice de cette dérive : la moindre critique est aujourd'hui assimilée à du harcèlement moral. J'exagère à peine.
Alexandre Giuglaris : Dans le domaine de la justice, la perte d’autorité a trois explications principales.
Tout d’abord, il y a la répétition de discours publics qui visent à discréditer les forces de sécurité ou l’utilité de la prison.
Ensuite, il y a le refus d’assumer l’autorité et la fermeté que j’évoquais. Quand des dizaines de milliers de peines de prison sont inexécutées chaque année faute de places de prison, c’est la crédibilité de la Justice et de son autorité qui sont balayées. Et lorsque Mme Taubira vient expliquer que la solution consiste à réduire le nombre de peines de prison ou à renforcer les alternatives, alors même que les statistiques convergent toutes vers une hausse de la criminalité, on renforce la fracture entre la population et la Justice.
Enfin, tout pouvoir doit écouter les critiques qui lui sont adressées dans une démocratie. Lorsqu’une majorité de Français n’a pas confiance dans la Justice[2], cela doit conduire à un peu d’autocritique et surtout à chercher des solutions pragmatiques.
L’Institut pour la Justice en apporte de nombreuses qui sont plébiscitées par les Français, là encore au-delà des clivages politiques, comme le droit d’appel pour les victimes, la construction de places de prison ou l’aggravation des sanctions à l’égard des récidivistes[3].
Olivier Galland : Le thème de l'autorité est assez facile à enfourcher quand on veut mettre en exergue des difficultés politiques, des réformes… C'est un thème plutôt de droite.
On le voit bien sur l'école, il y a deux formes de conservatisme concernant l'école.
A gauche, on aura plutôt tendance à dire que tout est une question de moyens.
A droite, on dira que tout repose sur l'autorité, et que si on rétablit cette dernière tout ira mieux.
L'adhésion aux valeurs d'autorité s'est renforcée depuis vingt ans. Ceci est lié à l'effacement de la culture à la fois libertaire et anti-autoritaire des années 1960. Ce pan de cette idéologie a très fortement régressé tandis que l'adhésion à la liberté et à l'autonomie des sujets, elle, a continué de se renforcer.
Nous sommes donc très, très loin de rejeter les institutions et les principes de l'autorité.
Tandis que le ministre de l’Intérieur multiplie les déclarations de fermeté, la garde des Sceaux cherche à rompre avec le consensus sécuritaire des années Sarkozy.
La France est-elle schizophrène en matière de sécurité ?
Bertrand Vergely : Oui. Un fossé sépare le garde des Sceaux et le ministre de l'Intérieur. Quand la gauche n'était pas au pouvoir, en écoutant ses discours, je me suis demandé comment elle allait faire quand elle y accéderait. Nous y sommes. La gauche est au pouvoir et elle est bien embarrassée pour essayer de diriger le pays en étant réaliste tout en restant en phase avec les éléments totalement irréalistes de sa majorité que sont les écologistes et le Front de gauche.
Il est difficile d'exercer l'autorité quand on a laissé se développer une culture anti-autorité durant des années.
Forcément, quand on exerce celle-ci on déçoit ses troupes et quand on l'exerce pas on inquiète les Français.
Alexandre Giuglaris : Il y a deux lignes qui semblent de plus en plus opposées dans le gouvernement. Manuel Valls déclare "les peines doivent être exemplaires"à la suite de la tragédie des policiers tués à Paris.
Dans le même temps, Christiane Taubira, ne cesse de dire qu’il faut multiplier les alternatives à la prison.
Nouvel exemple de cet écart entre sécurité et justice : une note confidentielle de la direction centrale de la sécurité publique qui évoque une recrudescence des faits graves commis par des mineurs et un accroissement du sentiment d’impunité dû à une remise en liberté des jeunes délinquants violents.
Pourtant, M. Ayrault a insisté, lors d’un récent déplacement à Bordeaux, sur la primauté de l’éducation sur la répression dans le traitement de la délinquance des mineurs.
Le président de la République doit trancher cette question car au-delà de l’incohérence entre ces messages, il faut que les Français sachent quelle est la ligne directrice en matière de Justice.
A l’inverse, la France, qui a une longue tradition étatique et une culture de l’homme providentiel, n’a-t-elle pas tendance à infantiliser ses citoyens ?
Les excès de l’Etat providence ne font-ils pas de la France une éternelle adolescente ?
Olivier Galland : Il y a une demande d'autorité nouvelle et différente dans la population.
Les Français ne demandent pas une autorité scolaire, qui n'a besoin d'aucune justification pour s'exercer, liée intrinsèquement à la fonction des personnes. Ils souhaitent une autorité qui régule mieux les tensions de la vie sociale. En travaillant avec les jeunes, on se rend compte qu'ils ne veulent plus du professeur qui fait des remarques blessantes aux élèves en classe.
Par contre, ils sont demandeurs d'une autorité qui permettrait d'éviter conflits et tensions entre élèves. Ce n'est pas une autorité infantilisante, c'est une autorité régulatrice.
Quelles sont les pistes à explorer pour que la France puisse avoir une relation plus apaisée à l’autorité ?
Bertrand Vergely : Il faut que la gauche fasse une révolution culturelle et qu'elle revienne à gauche en quittant le gauchisme. La gauche s'enracine dans un humanisme moral. Depuis des années elle est gagnée par le discours anti-humaniste, libertaire et libertin d'une partie de son intelligentsia.
Le jour où elle reprendra possession de ses racines, elle ira mieux. Il n'y a pas que la gauche qui doit faire une révolution culturelle. Nous tous en France aujourd'hui, nous ferions bien de faire une cure de dégrisement intellectuel. La question du mariage pour tous l'a montré. Les mots n'ont plus de sens.
La relation entre les mots et les choses non plus. Sous prétexte de tolérance et d'égalité, on rêve. On croit que l'impossible est possible. Si nous avons des problèmes avec l'autorité c'est que le mot autorité n'a plus de sens et qu'on laisse faire. Les pistes pour retrouver le sens de l'autorité ? Il n'y en a qu'une.
Que tous ceux qui ont en charge de l'exercer expliquent et éduquent quand ils font une action d'autorité.
Que les médias fassent des débats sur cette question en invitant des personnalités patentées. Bref, qu'on ose prononcer ce mot sans avoir honte.
Alexandre Giuglaris : Plus l’autorité est légitime, plus la relation est apaisée.
Pour être davantage soutenue, il faut que la Justice entende la demande de fermeté et d’autorité des Français.
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[1] France 2013 : les nouvelles fractures. Enquête Ipsos pour Le Monde, le Cevipof et la Fondation Jean Jaurès.
[2] Baromètre de la confiance politique. Enquête Opinionway pour le Cevipof
[3] Observatoire CSA / IPJ http://www.institutpourlajustice.org/wp-content/uploads/2013/01/Sondage-CSA.pdf
Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Carole Dieterich.
Bertrand Vergely - Alexandre Giuglaris - Olivier Galland
Bertrand Vergely est philosophe et théologien.
Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010).
Alexandre Giuglaris est délégué-général de l’Institut pour la Justice.
Olivier Galland est sociologue et directeur de recherche au CNRS. Il est spécialiste des questions sur la jeunesse.