Choc des civilisations ou intérêts géopolitiques?
«Il est très facile d’utiliser les symboles religieux pour couvrir d’un voile les enjeux profanes purement politiques, militaires, économiques et autres désirs de puissance et d’hégémonie.» Georges CORM
«Et si les conflits du Moyen-Orient contemporain n’étaient pas de nature religieuse?»
Elle n’est pas de moi cette question sauf qu’elle mérite d’être posée, et à tête reposée. Elle est de l’historien et économiste libanais Georges Corm, révolté qu’il est par des approches récurrentes et sempiternellement réductrices qui ne servent qu’à légitimer la thèse du «choc des civilisations.
Dans son livre Pour une lecture profane des conflits, l’auteur démontre les nombreux mécanismes ayant permis de légitimer des guerres injustes depuis la fin de la Guerre froide. Une politique qui passe par l’instrumentalisation du religieux.
Pour cet universitaire, connu pour ses positions tranchées quant au rôle néfaste joué par les forces hégémoniques occidentales dans l’éclatement programmé du Monde arabe, la situation qui prévaut présentement relève plus d’une analyse multifactorielle que d’une causalité unique qui serait religieuse, ethnique ou prétendument morale:
«La thèse du choc des civilisations est, à mon avis, une mise à jour postmoderne de la division du monde entre Sémites et Aryens, qui a provoqué l’antisémitisme effarant ayant mené au génocide des communautés juives d’Europe. Cette thèse perverse empêche de réfléchir sur les causes des conflits.»
Et il n’a pas tort surtout lorsque l’opinion publique occidentale, manipulée qu’elle est par cette théorie du choc des civilisations, peut soutenir des entreprises guerrières comme l’invasion de l’Afghanistan, de l’Irak, ou encore les interventions en Libye, en Syrie et très récemment au Yémen. Il en est de même pour le conflit sunnites-chiites où d’aucuns, empruntant souvent quelques sinueux raccourcis, présentent la religion comme un vecteur de conflit.
Ce que Georges Corm réfute, faisant porter toute la responsabilité aux seuls intérêts géopolitiques.
Pour étayer sa thèse, l’universitaire libanais rappelle à notre bon souvenir que le Moyen-Orient est l’un des carrefours géopolitiques les plus importants dans le monde:
«C’est le principal réservoir énergétique. C’est aussi le lieu de naissance des trois monothéismes. Il est très facile d’utiliser les symboles religieux pour couvrir d’un voile les enjeux profanes purement politiques, militaires, économiques et autres désirs de puissance et d’hégémonie. Le Moyen-Orient est constitué de trois grands groupes ethniques ou nationaux: les Perses iraniens, les Turcs et les Arabes. Iraniens et Turcs ont pu hériter de structures d’empires vieilles de plusieurs siècles. En revanche, les Arabes ont été balkanisés dans diverses entités par les deux colonialismes français et anglais.»
Des enquêtes, publiées notamment dans The New Yorker, montrent que, suite à l’échec de l’invasion de l’Irak, les États-Unis ont décidé de provoquer des troubles entre sunnites et chiites. En créant notamment la notion de triangle chiite Iran/Syrie/Hezbollah libanais, considéré comme l’équivalent d’un «axe du mal».
C’est très loin de la complexité des réalités de terrain, qui implique les intérêts géopolitiques des régimes turc, qatari, saoudien et israélien.
La politique occidentale poursuit une ligne «sunnites contre chiites» sur le plan intérieur, et une vision «monde islamique contre monde occidental» sur un plan plus large. Il s’agit d’une approche fantaisiste, estime la même source qui n’est pas loin de penser que tous les gouvernements des pays musulmans sont dans l’orbite des puissances occidentales à l’exception de l’Iran…surtout après l’accord sur le nucléaire qui n’a pas encore dévoilé tous ses secrets.
A la question de savoir pourquoi les problèmes de religion, de culture et de civilisation sont si souvent invoqués pour justifier les conflits, la réponse de Georges Corm est sans appel:
«L’instrumentalisation du religieux est devenue quasiment la politique officielle américaine pendant la Guerre froide. Zbigniew Brzezinski, conseiller du président américain Jimmy Carter de 1977 à 1981, a décidé d’organiser la mobilisation religieuse contre l’Urss. Dans l’aberrante guerre d’Afghanistan, en 1979, l’Arabie saoudite a été appuyée et financée par les États-Unis pour entraîner des milliers de jeunes Arabes qui partaient ensuite se battre en Afghanistan. Al Qaîda est née à ce moment-là.Ces groupes de combattants ont ensuite été transportés en Bosnie, en Tchétchénie, aux Philippines, aujourd’hui dans le Xinjiang chinois… Ce n’est pas sans raison si l’instrumentalisation de ces groupes a donné naissance à des organisations comme le Daesh.»
Par 30 Juillet 2015