«SUR L'UKRAINE, L'EUROPE S'EST COMPLÉTEMENT TROMPÉE»
Dans la gestion de la crise ukrainienne et de ses relations avec la Russie
Alain Jourdan*
le 09/02/2015
L’historienne française spécialiste de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse, était de passage à Genève, invitée par le Centre européen de culture, la Société des membres de la légion d’honneur et le Cercle français de Genève, elle a évoqué les conséquences de la crise ukrainienne. Connue pour sa liberté de parole et son indépendance d’esprit, l’académicienne n’a pas mâché ses mots. AJ.
Faut-il s’inquiéter de la reprise des combats autour de l’aéroport de Donetsk? Jusqu’où cela peut-il aller?
L’enjeu, ce n’est pas l’aéroport de Donetsk. Derrière l’assaut lancé par le gouvernement ukrainien et le président Porochenko, il y a surtout le désir de voir les Occidentaux et l’OTAN s’investir plus loin en prétextant une intervention russe.
Que doit faire l’Europe pour sortir de cette impasse? A quel moment s’est-elle trompée?
Depuis la révolution orange de 2004, l’Europe s’est complètement trompée. La Commission européenne a mal travaillé. Elle a été incapable de comprendre la situation. Elle n’a jamais tenu compte des éléments réels. Elle a traité avec l’Ukraine mais pas avec la Russie. Au fil des ans, cela s’est aggravé. Le partenariat oriental qui excluait les Russes a été une très mauvaise affaire. Quand Vladimir Poutine a dit, il y a quelques jours, qu’il respectait et reconnaissait l’intégrité territoriale de l’Ukraine, l’Europe aurait dû se réveiller. C’était une déclaration fondamentale. Personne n’a bougé.
Que fallait-il faire?
C’était le moment de faire un geste en levant quelques sanctions. Au lieu de cela, on est resté sur la même ligne. Je crois que François Hollande a compris que la Commission européenne n’avait fait que des sottises. C’est à lui, et accessoirement à la chancelière Angela Merkel, de reprendre la main. Il avait déjà commencé à le faire lors de la commémoration du débarquement en Normandie le 6 juin dernier mais il n’avait pas été soutenu. Il faut relancer une médiation conduite par la France et l’Allemagne. Et surtout, que les Etats-Unis ne s’en mêlent pas.
Quelle est la marge de manœuvre de Vladimir Poutine?
Il n’en a presque pas. Il réagit à ce qui se passe en tirant parti des circonstances. D’un côté, il y a les sanctions. De l’autre côté, il y a des russophones en Ukraine orientale qui lui demandent assistance. Il ne peut pas laisser tomber ces gens, même son opinion publique ne lui pardonnerait pas. Voilà le problème. C’est pour cela qu’il attend un geste des Occidentaux. Une négociation ça se fait à deux. Il a dit qu’il ne toucherait pas à la territorialité de l’Ukraine. Il est obligé d’attendre que le président Porochenko reconnaisse qu’il ne peut pas entrer dans l’OTAN. Il faut trouver un statut pour l’Ukraine orientale.
Parmi les faits, il y a le réarmement de la Russie que met en évidence plusieurs rapports. Ne faut-il pas s’en alarmer?
Face au déploiement de l’OTAN en Tchécoslovaquie et en Pologne, la Russie considère qu’elle a besoin d’exister militairement. Je ne dis pas qu’il ne faut pas s’en inquiéter. Mais il ne faut pas oublier qu’après l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie s’est retrouvée avec une armée en très mauvais état.
Quel sera selon vous l’effet des sanctions économiques? L’économie russe est-elle en péril?
Elle est en difficulté mais les conséquences de la chute des prix du pétrole sont beaucoup plus graves que les sanctions. Son économie n’est pas assez diversifiée. C’est là, la grande responsabilité de Poutine et Medvedev. Ils n’ont pas conduit les réformes nécessaires. La Russie est trop dépendante de la rente pétrolière. C’est un vrai problème. Mais ça ne se gérera pas au niveau de l’Europe. Ce sont les Etats-Unis et l’Arabie saoudite qui sont responsables.
Quelles sont les chances de succès de la réunion sur la Syrie organisée par Moscou à la fin du mois?
Il y a actuellement deux dossiers sur lesquels la Russie peut jouer un rôle important. C'est le dossier syrien et le dossier du nucléaire iranien. Dans la mesure où ces négociations sont très importantes, on a intérêt à retrouver une certaine sérénité dans les relations avec la Russie. Cela pourrait aussi aider à résoudre le problème ukrainien. En ce qui concerne la Syrie, il est clair qu’il y a une évolution dans l’appréciation que le monde occidental fait de la situation. On considère que Bachar el-Assad n’est pas le danger principal. C’est la position Russe et c’est autour de cela que peuvent s’organiser les discussions. Cette réunion est importante. Il faudra voir ce qu’il en sort. Cinq présumés terroristes tchétchènes ont été arrêtés à Béziers en France .
Est-ce que cela peut amener la France et l’Europe à revoir leur coopération avec la Russie?
Il est clair que la France doit réamorcer sa coopération avec la Russie. Les sanctions ont tout arrêté. La Russie est confrontée au même défi sécuritaire que les Occidentaux. Le départ des troupes d’Afghanistan les inquiètent énormément. Ils vont être menacés directement à leurs frontières. Les Européens ont donc intérêt à réfléchir au problème de la lutte contre le terrorisme avec la Russie mais aussi l’Iran qui se trouve confrontée au même problème.