11 Novembre : Paris parle de patriotisme, Berlin parle d'Europe
Le Point - Publié le 11/11/2014 à 08:04
Comment, des deux côtés du Rhin, a-t-on célébré la fin de la Grande Guerre ?
L'historienne Élise Julien éclaire la construction de nos mémoires.
Troisième round pour Hollande, ce mardi 11 novembre : après les cérémonies du 3 août (pour le début des hostilités) et celles du 12 septembre (pour la bataille de la Marne), la France poursuit sa commémoration du centenaire de 14-18.
Comment, au cours du siècle, la guerre a-t-elle été commémorée des deux côtés du Rhin ? L'historienne Élise Julien, maître de conférences à Sciences Po Lille et chercheuse à l'IRHiS (Lille-3/CNRS), décrit la construction progressive d'une mémoire encore divisée.
Le Point.fr : Les cérémonies du centenaire ont débuté le 3 août. Était-ce la première fois qu'on commémorait le début de la guerre ?
Élise Julien : En France, pour la commémoration officielle, oui. Les vainqueurs de l'époque ont habituellement retenu la fin du conflit, en novembre 1918. Commémorer les débuts de la guerre s'est fait en Allemagne dans les années 1920, mais de façon non centralisée, et surtout très ambiguë : les nationalistes exaltaient le combat, les pacifistes déploraient la boucherie.
C'est l'organisation internationale du centenaire qui a conduit les différents pays à choisir une année de célébration commune. Jusqu'à présent les commémorations, comme la façon même de comprendre la guerre, le récit qui en était fait, conservaient un ancrage très national.
Tous les chefs d'État et de gouvernement qui se retrouvent aujourd'hui au même endroit au même moment n'ont d'ailleurs pas forcément la même vision du conflit.
Comment les premiers anniversaires ont-ils été célébrés en France ?
Il existe à l'époque un éventail assez large de discours : certains mettent en avant l'héroïsme des soldats, d'autres la vanité de la guerre, mais tous se retrouvent sur le poids du deuil et la reconnaissance envers les morts.
La victoire procure une forme d'apaisement, et permet de trouver des points de convergence : prôner la paix, tendre la main à l'ancien ennemi est plus simple lorsqu'il n'y a rien à espérer d'un nouveau conflit.
L'État français était attentif à célébrer la fin de la guerre, mais était prêt, pour éviter d'ajouter au calendrier un jour férié, à organiser les commémorations le dimanche suivant le 11 novembre. Ce sont les anciens combattants qui se sont battus pour que cette date devienne non seulement un jour férié mais aussi une fête nationale, au même titre que le 14 juillet. Une loi est votée en ce sens en octobre 1922.
Comment les choses se passent-elles après la Seconde Guerre mondiale ?
Il y a alors une sorte de reflux de mémoire.
Les anciens combattants sont toujours là, mais le second conflit est venu submerger le premier et mettre fin au mythe de la "Der des ders".
Dans les années 1960 et 1970, la mémoire de la Première Guerre commence en outre à être contestée. Des manifestations féministes, par exemple, soulignent qu'il y a plus "inconnue" que le soldat inconnu : sa femme.
Les commémorations, qui dans l'entre-deux-guerres étaient dans l'ensemble pacifistes, sont interprétées comme représentant un ordre patriotique ancien.
Des monuments aux morts sont barbouillés, Coluche se moque, dans un sketch, des anciens combattants.
L'historien Antoine Prost raconte qu'en publiant sa thèse sur les anciens combattants à la fin des années 1970, il pensait avoir réalisé un des derniers travaux sur le sujet, que cette guerre n'intéresserait bientôt plus personne.
Or il a existé au contraire un très fort regain d'intérêt dans les années 1980, qui se poursuit aujourd'hui.
Pour quelle raison ?
Il s'inscrit dans une curiosité plus générale pour le passé français. Dans une période de désarroi de certains militantismes, on se tourne vers le passé pour y trouver des ressources.
Or, en France, la Seconde Guerre mondiale a profondément divisé la société, et reste moins "commémorable" que la première. On sait qu'il y a eu moins de résistants que de poilus et ces derniers fédèrent plus largement. Le poilu peut être vu comme une victime, un héros, un rebelle dans le cas des mutins, un pacifiste si on insiste sur l'après-guerre.
Mais il reste une "icône positive", comme le dit l'historien Nicolas Offenstadt.
La question de la reconnaissance des fusillés continue pourtant de faire débat.
Dès 1914 il y a eu des protestations et des demandes de réhabilitation. C'est un débat qui dure depuis un siècle, mais qui n'est toujours pas refermé, parce qu'il cristallise des antagonismes qui font "exploser", en quelque sorte, la figure consensuelle du poilu.
On s'oriente cependant de plus en plus, et c'est le sens du rapport qu'a remis la mission du centenaire au président de la République sur le sujet, vers une reconnaissance symbolique des fusillés, davantage que vers une réhabilitation juridique. C'est ce qu'avait avancé Lionel Jospin en 1998 : il parlait alors de "réintégration dans la mémoire collective", des termes qui avaient provoqué des réactions très virulentes de la droite.
Quelques années plus tard, Nicolas Sarkozy faisait une proposition similaire. Un consensus semble se dessiner peu à peu.
Comment l'Allemagne commémore-t-elle la guerre dans les années 1920 ?
Il existe une multitude de dates, qui correspondent aux valeurs différentes que les uns et les autres donnent à la guerre. Il y a le 3 août, jour de la déclaration de guerre, le 28 juin, date de la signature du traité de Versailles. Certains plaident pour une date en novembre : un jour de deuil qui corresponde à la Toussaint des catholiques ou au dimanche des morts protestant.
Des associations nationalistes très puissantes militent au contraire pour le début du printemps, qui marquerait, avec la renaissance de la nature, la renaissance nationale.
La république de Weimar manque de moyens financiers et d'autorité politique pour s'imposer dans ce débat. Elle renonce donc à agir, et laisse le terrain à d'autres acteurs jusqu'à ce qu'en 1931 le choix soit fait d'une date à l'automne.
Cette décision n'est pas applicable en 1932... et en 1933, c'est trop tard. Hitler, en arrivant au pouvoir, tranche la question de façon radicale : il regroupe les associations d'anciens combattants en une seule, qu'il contrôle, et instaure un jour de commémoration au début du printemps.
Entre 1934 et 1939, c'est un dimanche flottant. Le "jour des héros" est ensuite fixé au 16 mars.
Et après la Seconde Guerre mondiale ?
Dans un premier temps, les commémorations disparaissent complètement. À partir de 1952 est réinstauré en RFA un jour de deuil national en hommage aux victimes des deux guerres - la question n'étant pas tranchée de qui on englobe parmi ces victimes.
Cette commémoration a une tonalité beaucoup plus funèbre, elle est fixée en novembre à un dimanche flottant, entre la Toussaint et le dimanche des morts. Et elle ne donne pas lieu à des manifestations extérieures comme en France, elle ne s'adresse pas au grand public. Il faut également noter qu'il n'existe pas en Allemagne de lieu de mémoire national analogue à la tombe du soldat inconnu.
Ce sujet, comme celui de la date des commémorations, a fait l'objet de grands débats entre les deux guerres. Là encore, une décision avait été prise en 1932 : une forêt du souvenir en Thuringe, qui n'a pas eu le temps de voir le jour. Il existe bien un monument à Berlin, la "Nouvelle Garde", aménagé en 1931. Mais il était d'abord prussien.
C'est le chancelier Helmut Kohl qui le transforme, en 1993, en un lieu d'hommage aux victimes des guerres et de la dictature. Sans qu'une spécificité soit accordée, là non plus, à la Première Guerre mondiale.
L'histoire du nazisme a conduit à ce que celle-ci soit minorée dans la mémoire allemande.
Comment est-elle comprise ?
La Seconde Guerre mondiale l'a recouverte, largement. De ce point de vue, elle est une guerre "oubliée". Elle est aujourd'hui de plus en plus vue comme une clef de compréhension du XXe siècle, comme la "catastrophe originelle" qui a conduit entre autres au nazisme. Jusqu'à très récemment, les recherches des historiens allemands sur le sujet restaient cantonnées à l'espace universitaire.
Les anniversaires décennaux de 1988 ou 1998 n'ont pas provoqué les mêmes vagues de publications qu'en France. Depuis quelques mois, cependant, l'intérêt grandit en Allemagne. On voit même chez les libraires, pour la première fois, des tables entières consacrées à la Première Guerre, et dans les musées de grandes expositions s'organisent...
Comment le centenaire s'est-il organisé outre-Rhin ?
Il n'existait pas en Allemagne de "mission du centenaire" comme en France, uniquement un référent rattaché au ministre des Affaires étrangères. La grille de lecture allemande sur le conflit est d'ailleurs souvent diplomatique, sur le début de la guerre, la gestion de la crise de juillet, ainsi que les conséquences géopolitiques du conflit, quand en France la Grande Guerre est devenue un mythe fondateur de la nation.
Les discours des responsables politiques continuent, d'ailleurs, d'avoir des tonalités différentes.
Pour caricaturer, on souligne à Paris le patriotisme et l'union nationale dans l'épreuve de la guerre quand on parle à Berlin surtout de "catastrophe originelle" et de construction européenne.
Retrouvez notre dossier "Le centenaire de la Première Guerre mondiale".
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Source et publication: http://www.lepoint.fr/culture/11-novembre-paris-parle-de-patriotisme-berlin-parle-d-europe-11-11-2014-1880187_3.php#xtor=EPR-6-[Newsletter-Matinale]-20141111