Le pèlerinage de La Mecque le montre : l'Arabie Saoudite reste centrale dans le monde musulman. Pourquoi ce pays de 30 millions d'habitants a-t-il été épargné par le Printemps Arabe ?
Parce que le régime disposait de tous les moyens de le tuer dans l'œuf ! Pour au moins trois raisons, outre la répression policière. D'abord, le système féodalo-tribal sur lequel repose l'État et la société.
C'est la vieille éthique bédouine de soumission au chef de la tribu, et de la soumission des tribus à la plus puissante d'entre elles, les Saoud. Ce n'est pas une société individualiste…
Ensuite, les sommes considérables que le pouvoir a injectées dans la société, dès les premières semaines du printemps arabe en Tunisie et en Égypte. On parle de 130 milliards de dollars versés en dix-huit mois, dans l'éducation, le logement, la santé, des secteurs en partie sinistrés.
On ne dispose pas de données très fiables, mais on considère généralement que 20% des jeunes Saoudiens sont au chômage, dans un pays qui ne produit rien d'autre que du pétrole et du gaz. Ces fonds pharaoniques ont permis d'éviter les émeutes sociales. Enfin, le formatage des esprits par le régime, très clairement d'inspiration islamiste radicale.
Pourtant, l’Arabie saoudite combat aujourd'hui les Frères musulmans et l’État Islamique (Daesh). Est-ce un conflit au sein même de l'Islam radical ?
Les wahhabites considèrent les Frères Musulmans comme des concurrents théologiques redoutables. Sur le fond, ils sont proches, favorables à l'application stricte de la charia, à l'exclusion des femmes, hostiles aux Juifs et à l'Occident. En revanche, ils se distinguent sur la forme.
Depuis les années 1930, les Frères Musulmans s'inscrivent dans la modernité, en fondant des partis, des syndicats, des associations, en participant aux élections, toutes choses que les wahhabites rejettent résolument.
Et les djihadistes de Daesh, que les Saoudiens sont accusés d'avoir soutenus dans un premier temps ?
C'est leur Golem, la créature qui échappe à son maître et se retourne contre lui. Pour les Saoudiens, c'est une menace très sérieuse, bien plus que les Frères Musulmans ou la jeunesse occidentalisée.
Tout simplement parce que Daesh représente à la fois une menace militaire contre le Royaume et une concurrence : l'État Islamique partage la même vision du monde que les Saoudiens. Si les Américains n'étaient pas intervenus en août pour stopper la progression de Daesh en Irak, les djihadistes seraient arrivés à la frontière avec l'Arabie saoudite. Se seraient-ils arrêtés ? Il faut bien comprendre qu'ils rejettent l'idée même de frontières au sein de l'Oumma, entre musulmans.
Pour eux, ces frontières sont « haram », illicites, et ceux qui les imposent sont des « koufars », des mécréants. Ce que dit Daesh au pouvoir saoudien, c'est, en substance : « Vous pensez la même chose que nous, mais nous, nous le mettons en pratique ». Eh bien évidemment, il lui reproche son alliance avec les États-Unis.
Cela renvoie à Ben Laden, un Saoudien qui ne pardonnait pas au régime des Saoud d'avoir fait venir, durant la première guerre du Golfe (1990-91) des dizaines de milliers d'Américains dans leur pays, des chrétiens, des juifs, des femmes en short ! Il faut bien comprendre que tout le territoire du royaume est considéré comme s'il était une mosquée ! C'est pourquoi il est interdit d'y célébrer la messe ou d'y faire la guerre. On peut réprimer, mais on ne peut pas se battre dans une mosquée.
Quel rôle joue le pèlerinage pour le pouvoir saoudien, aujourd'hui contesté par Daesh ?
C'est le cœur de sa légitimité, sa vocation principale. La famille des Saoud est devenue la gardienne des lieux saints lorsqu'elle en a chassé les Hachémites — toujours sur le trône de Jordanie — en 1924. C'est à partir de là que l'Arabie est devenue saoudite. Se voir contester ce rôle religieux par les djihadistes qui ont proclamé le Califat est une affaire avec laquelle le régime ne plaisante pas. Daesh est ainsi devenu l'ennemi suprême.
L’Arabie saoudite se sent-elle menacée de l’extérieur ?
Sa grande crainte est le basculement stratégique des États-Unis, son principal allié. D'abord par un rapprochement entre Washington et l'Iran, le grand rival politique et religieux.
Puis par un recentrage des États-Unis vers l'Asie. Dans la région, l'Arabie veut installer un pouvoir à sa solde en Syrie, et au Liban. Elle est très engagée contre le régime de Bachar al-Assad. En Irak, elle n'a aujourd'hui que des ennemis : les chiites au pouvoir à Badgad et l'État Islamique (Daesh) dans les zones arabes sunnites.
Depuis l'élection de François Hollande, la France s'est beaucoup rapprochée de l'Arabie saoudite. Qu'en pensez-vous ?
L'Arabie saoudite, comme le Qatar et les Émirats, sont parmi les seuls pays au monde qui disposent encore de beaucoup d'argent et sont prêts à acheter. La position de la France, essentiellement déterminée par sa mauvaise situation économique, est assez simple : ils ont de l'argent, alors vendons-leur ce que l'on peut ! Mais cette politique a des effets pervers, y compris dans la propagation de l'islam radical. Je crois qu'il vaudrait mieux prendre nos distances avec ces pays.
Frédéric Encel
Docteur en géopolitique, Frédéric Encel est l'auteur d'une douzaine d'ouvrages, principalement sur le Proche-Orient. Après Gilles Kepel et Jean-Pierre Filiu, Fréderic Encel publie un ouvrage de synthèse sur le printemps arabe. Il le fait à sa manière, celle d'un spécialiste de géopolitique formé par Yves Lacoste. Sa démarche est de « tenter d'appréhender les représentations des acteurs, leurs manières de penser » le monde dans lequel ils agissent de manière politique. Très facile d'accès, l'ouvrage décrit ainsi ce que le printemps arabe a révélé — notamment l'échec d'une vision cynique de l'histoire.
Fréderic Encel « Géopolitique du printemps arabe » PUF, 245 pages.
http://www.minurne.fr/arabie-saoudite-et-etat-islamique-entretien-avec-frederic-encel?&trck=nl-890019-1079380-8905j