LA GÉOSTRATÉGIE AU MOYEN-ORIENT POUR LES NULS (par Maurice D.)
Avant d'être une guerre, l'opération menée contre le Califat islamique en Syrie et en Irak est une opération politique. Il est trop tôt pour dire si l'opération politique réussira, mais la guerre, elle, est perdue d'avance.
On le voit déjà sur le terrain : non seulement l'Etat islamique est peu touché par les frappes aériennes, par peur qu'elles n'atteignent des civils, mais elles semblent surtout inefficaces et la propagande djihadiste en tire profit pour dire aux populations sur place "regardez, les Occidentaux ne nous empêchent pas d'avancer, soumettez-vous ou mourrez".
Obama comme Hollande sont viscéralement hostiles aux forces armées, et totalement incompétents pour mener une guerre malgré les conseils qu'ils reçoivent de leur entourage militaire, parce que dans leurs décisions les considérations politiques priment sur l'engagement militaire.
Les premiers jours, les frappes ont porté sur des objectifs clairement économiques : usines, stations de pompage pétrolières, pour toucher les djihadistes au porte-monnaie. Ç'aurait pu être efficace si le porte-monnaie avait été entièrement rempli par les recettes pétrolières.
C'était oublier que le pétrole vendu est exporté via des pipe-lines qui transitent par les pays voisins, Jordanie, Israël et Turquie.
Celui du Sud qui aboutit à Haïfa en Israël est coupé, celui qui transite par la Turquie fonctionne.
Il suffisait de couper ou même de fermer le pipe turc et les exportations s'arrêtaient. Il est toujours ouvert par le refus de la Turquie de le fermer.
Surtout le porte-monnaie continue à être rempli par ceux-là mêmes qui sont soi-disant des "alliés" dans la coalition américano-européenne, notamment le Qatar.
Du coup les États-majors qui ne sont pas sur le terrain, ni même dans un centre militaire, mais à la Maison Blanche et à l'Elysée désignent des cibles comme des camions, des Hummers (donnés aux Irakiens par les Américains !), des tanks. La destruction d'un de ces engins coûte environ un demi-million d'euros ! Un rapport efficacité-prix totalement débile au plan militaire.
Les frappes sur les cibles djihadistes ne sont autorisées que lorsque ceux-ci occupent totalement une zone, comme les alentours de Kobani (ou Kobané) actuellement.
Les djihadises ayant depuis longtemps appris à avancer en petits groupes et non en compagnies structurées comme le font les Occidentaux, leurs pertes humaines sont dérisoires : on en tue cinq là où il faudrait en tuer cent et ils avancent encore.
George W. Bush avait considérablement renforcé les effectifs américains à la fin de son second mandat, ce qui avait permis d'arrêter la guerre civile et religieuse entre Sunnites et chiites en 2007.
Mais comme il l'a payé cher au plan politique, il a ensuite été décidé que la guerre d'Irak était terminée, ce qui était exact, en oubliant que la situation politique et religieuse en Irak n'était pas réglée. Sitôt les soldats américains partis, la guerre civile a recommencé avec sa litanie d'attentats quotidiens faisant plus de morts civils que du temps de l'occupation américaine. Cet échec est dû à Obama qui ne sait pas, parce qu'il est pacifiste, qu'une guerre n'est terminée et gagnée que lorsque la situation est stabilisée et gérée par un pouvoir politiquement fort secondé par une armée efficace et motivée. Il fallait rester en Irak deux ou trois ans de plus.
C'est ce que découvre Hollande au Mali ou en Centre-Afrique (dont la presse ne parle plus) où notre armée se trouve toujours parce que rien n'y est encore réglé, ce que les militaires avaient annoncé depuis le début.
Cet échec a permis ensuite la prise rapide d'une grand partie de l'Irak par le califat islamique qui a trouvé en face de lui une armée irakienne richement dotée en matériel flambant neuf, mais ne sachant que mal s'en servir et, surtout, n'ayant pas envie de s'en servir face à des "frères" sunnites déterminés.
C'est pour la même raison que les Turcs ne font rien pour entrer en lutte contre l'État islamique, et non seulement ils ne font rien, mais ils ont bombardé les Kurdes et les empêchent de rejoindre l'armée kurde qui tente avec courage de tenir Kobani et de reprendre du terrain aux djihadistes.
Ce tank turc n'est pas là pour tirer sur les djihadistes sunnites au pied de la colline au fond, mais pour empêcher les Kurdes d'aller les combattre
Si l'opération "Surge" de Bush a réussi, c'est que "les soldats américains devaient chasser les terroristes des villes irakiennes, tenir ces territoires et les transférer ensuite aux combattants des tribus alliées" (Hussain Abdul-Hussain, 13 oct.). Si elle capoté après que Bush ait été remplacé par Obama, c'est que transférer le pouvoir conquis à des "tribus" c'était re-déclencher immédiatement les guerres tribales politico-religieuses qui durent depuis des siècles et n'avaient été interrompues un temps que par la dictature ottomane suivie de la colonisation britannique.
C'est l'absence d'infanterie occidentale au sol qui condamne la guerre actuelle à l'échec, parce que les combattants kurdes sont courageux mais sous-armés face aux djihadistes surarmés de matériel américain volé à l'armée irakienne et à ce qu'il reste de l'Armée Syrienne Libre en déroute, et d'armes achetées avec l'argent qatari.
De plus, les Turcs ne bougeront pas car leur objectif n'est pas de détruire leur allié et ami le califat, mais d'utiliser cette guerre et la naïveté d'Obama et de Hollande pour obtenir qu'ils agissent pour liquider Bachar El-Assad, seul obstacle régional à l'expansion du sunnisme fondamentaliste dans la région.
L'objectif du couple de pacifistes Obama-Hollande est aussi vague que leur plan de guerre. Ils sont maintenant engagés dans la poursuite, sous peine de perdre la face et l'honneur de leurs armées, d'une guerre qu'ils ne peuvent pas gagner. Et ils sont entourés de conseillers politiques auxquels ils donnent le pas sur les militaires, qui sont convaincus, comme Laurent Fabius et John Kerry, de tout savoir mieux que tout le monde, mais n'ont toujours pas compris que dans cette affaire les intérêts des gouvernements de la péninsule arabique (nos "alliés" !!!) ne sont pas de faire perdre le sunnisme en marche, mais de gagner la guerre du pétrole qu'ils mènent contre les États-Unis et l'Iran allié de la Syrie.
La baisse actuelle du prix du pétrole fait partie de cette guerre économique "arabe" menée contre l'Occident américanisé : le pétrole de schiste qui fait la fortune des Américains n'est plus rentable en-dessous de 80 $ le baril, on est à 85 $ et ça continue à baisser lentement mais sûrement. C'est la raison pour laquelle l'Arabie saoudite ne fait rien pour enrayer cette chute des prix qui à première vue lui coûte cher, son objectif politique et économique n'est pas comme en occident la prochaine échéance électorale, il est à dix voire vingt ans et ils veulent retrouver leur suprématie pétrolière.
Fabius et Kerry n'ont pas compris non plus que dans le domaine religieux, les "puissances sunnites" comme elles aiment à se nommer elles-mêmes, Turquie, Arabie Saoudite, Qatar, Emirats, Egypte, ont d'autres objectifs que l'instauration de régimes musulmans "modérés" dans la région. Ce qu'ils veulent c'est la victoire de l'islam. Tout le reste, notamment leur engagement aux côtés des Occidentaux haïs et naïfs, n'est qu'un leurre pour faire tomber leur ennemi Bachar El-Assad et plus tard l'Iran chiite.
On oublie que le président Erdogan, abandonne en douceur la politique de laïcité (mise en place en Turquie par Attatürk) pour revenir au fondamentalisme musulman.
Il entretient depuis le début des relations plus que douteuses avec les différents groupes de djihadistes sunnites dans la région, leur a offert un boulevard pour faire transiter par la Turquie armes, matériels et djihadistes venus d'Occident, et ça continue !
Il a déclaré, au moment de l'annonce de la création de l'Etat islamique, que celui-ci était l'expression “de la colère des sunnites et de la résistance contre les politiques discriminantes”, notamment celle menée par le gouvernement irakien chiite de Maliki que l'on a décrié dans la presse occidentale comme on y vilipende toujours la "dictature" Assad alors que ce sont les seuls capables de contenir la guerre de conquête du sunnisme islamiste.
Les Occidentaux ont rêvé d'un Moyen-Orient où des régimes "modérés" remplaceraient les régimes autoritaires. Or ce fut un échec retentissant (excepté, peut-être, en Tunisie) non seulement en termes de gouvernance, mais aussi de gestion des extrémistes religieux. Pendant ce temps, les "alliés sunnites de l’Occident" préféraient agir en sous-main pour conquérir l’hégémonie régionale.
Alors, Edogan peut toujours dire que "la Turquie fera tout ce qui est nécessaire pour lutter contre l’EI", c'est clairement une promesse qui n'engagent que ceux qui la croient et déjà il y met des conditions : l'élimination de Assad, la création en Syrie d'une zone tampon gérée par la Turquie et l'arrêt de l'incitation aux Kurdes à créer des zones qu'il gouverneraient.
"La Turquie n’a jamais cessé de rêver de dominer le Moyen-Orient avec sa “politique sunnite” et elle attendait beaucoup des liens entretenus avec les Turkmènes sunnites, les radicaux sunnites et les Kurdes conservateurs ou islamistes. Malheureusement, ses espoirs ont été déçus et Ankara a fini par s’allier avec les “interventionnistes occidentaux”. Il incombe maintenant au président turc et à son gouvernement de se débrouiller pour présenter la nouvelle position de la Turquie.
Après tout, c’est là un problème que l’on retrouve plus généralement dans les pays musulmans, qui imposent chez eux un discours islamiste et “toutes sortes de théories du complot antioccidental”, tout en étant des alliés pragmatiques des puissances de l’Ouest. Depuis une dizaine d’années, c’est également le cas de la Turquie, avec son gouvernement “conservateur”, devenu bel et bien “islamiste" (Hürriyet Daily News, 2 oct.).
En attendant, les hommes de l'Etat islamique sont en train de gagner et ne cessent de progresser.
Lundi soir, des avions turcs ont bombardé des positions kurdes dans le sud-est de la Turquie. Une première depuis le fragile cessez-le-feu de mars 2013. "Les Turcs mettent de l'huile sur le feu. Le problème, c'est qu'ils ont une lecture biaisée de Kobani. Ils y voient un combat entre “terroristes”. Comment oser comparer l'YPG (Unités de Protection du Peuple kurde)à Daech ? Kobani, ce sont des civils livrés à des coupeurs de gorge !" (Idris Nassan, en charge des Affaires étrangères au sein du gouvernement local de Kobani, cité par Le Figaro).
Pendant que les Turcs sunnites font avancer leur politique religieuse, que les Saoudiens et les Qataris sunnites font avancer leur politique pétrolière, que les Occidentaux les croient "modérés" et que l'attelage allié tire dans trois directions différentes, Daech avance.
On est vraiment dans "la géostratégie au Moyen-Orient pour les nuls".
Maurice D.
ET AUSSI
ARABIE SAOUDITE ET ÉTAT ISLAMIQUE (entretien avec Frédéric Encel)
Le pèlerinage de La Mecque le montre : l'Arabie Saoudite reste centrale dans le monde musulman. Pourquoi ce pays de 30 millions d'habitants a-t-il été épargné par le Printemps Arabe ?
Parce que le régime disposait de tous les moyens de le tuer dans l'œuf ! Pour au moins trois raisons, outre la répression policière. D'abord, le système féodalo-tribal sur lequel repose l'État et la société. C'est la vieille éthique bédouine de soumission au chef de la tribu, et de la soumission des tribus à la plus puissante d'entre elles, les Saoud. Ce n'est pas une société individualiste… Ensuite, les sommes considérables que le pouvoir a injectées dans la société, dès les premières semaines du printemps arabe en Tunisie et en Égypte. On parle de 130 milliards de dollars versés en dix-huit mois, dans l'éducation, le logement, la santé, des secteurs en partie sinistrés. On ne dispose pas de données très fiables, mais on considère généralement que 20% des jeunes Saoudiens sont au chômage, dans un pays qui ne produit rien d'autre que du pétrole et du gaz. Ces fonds pharaoniques ont permis d'éviter les émeutes sociales. Enfin, le formatage des esprits par le régime, très clairement d'inspiration islamiste radicale.
Pourtant, l’Arabie saoudite combat aujourd'hui les Frères musulmans et l’État Islamique (Daesh). Est-ce un conflit au sein même de l'Islam radical ?
Les wahhabites considèrent les Frères Musulmans comme des concurrents théologiques redoutables. Sur le fond, ils sont proches, favorables à l'application stricte de la charia, à l'exclusion des femmes, hostiles aux Juifs et à l'Occident. En revanche, ils se distinguent sur la forme. Depuis les années 1930, les Frères Musulmans s'inscrivent dans la modernité, en fondant des partis, des syndicats, des associations, en participant aux élections, toutes choses que les wahhabites rejettent résolument.
Et les djihadistes de Daesh, que les Saoudiens sont accusés d'avoir soutenus dans un premier temps ?
C'est leur Golem, la créature qui échappe à son maître et se retourne contre lui. Pour les Saoudiens, c'est une menace très sérieuse, bien plus que les Frères Musulmans ou la jeunesse occidentalisée. Tout simplement parce que Daesh représente à la fois une menace militaire contre le Royaume et une concurrence : l'État Islamique partage la même vision du monde que les Saoudiens. Si les Américains n'étaient pas intervenus en août pour stopper la progression de Daesh en Irak, les djihadistes seraient arrivés à la frontière avec l'Arabie saoudite. Se seraient-ils arrêtés ? Il faut bien comprendre qu'ils rejettent l'idée même de frontières au sein de l'Oumma, entre musulmans. Pour eux, ces frontières sont « haram », illicites, et ceux qui les imposent sont des « koufars », des mécréants. Ce que dit Daesh au pouvoir saoudien, c'est, en substance : « Vous pensez la même chose que nous, mais nous, nous le mettons en pratique ». Eh bien évidemment, il lui reproche son alliance avec les États-Unis.
Cela renvoie à Ben Laden, un Saoudien qui ne pardonnait pas au régime des Saoud d'avoir fait venir, durant la première guerre du Golfe (1990-91) des dizaines de milliers d'Américains dans leur pays, des chrétiens, des juifs, des femmes en short ! Il faut bien comprendre que tout le territoire du royaume est considéré comme s'il était une mosquée ! C'est pourquoi il est interdit d'y célébrer la messe ou d'y faire la guerre. On peut réprimer, mais on ne peut pas se battre dans une mosquée.
Quel rôle joue le pèlerinage pour le pouvoir saoudien, aujourd'hui contesté par Daesh ?
C'est le cœur de sa légitimité, sa vocation principale. La famille des Saoud est devenue la gardienne des lieux saints lorsqu'elle en a chassé les Hachémites — toujours sur le trône de Jordanie — en 1924. C'est à partir de là que l'Arabie est devenue saoudite. Se voir contester ce rôle religieux par les djihadistes qui ont proclamé le Califat est une affaire avec laquelle le régime ne plaisante pas. Daesh est ainsi devenu l'ennemi suprême.
L’Arabie saoudite se sent-elle menacée de l’extérieur ?
Sa grande crainte est le basculement stratégique des États-Unis, son principal allié. D'abord par un rapprochement entre Washington et l'Iran, le grand rival politique et religieux. Puis par un recentrage des États-Unis vers l'Asie. Dans la région, l'Arabie veut installer un pouvoir à sa solde en Syrie, et au Liban. Elle est très engagée contre le régime de Bachar al-Assad. En Irak, elle n'a aujourd'hui que des ennemis : les chiites au pouvoir à Badgad et l'État Islamique (Daesh) dans les zones arabes sunnites.
Depuis l'élection de François Hollande, la France s'est beaucoup rapprochée de l'Arabie saoudite. Qu'en pensez-vous ?
L'Arabie saoudite, comme le Qatar et les Émirats, sont parmi les seuls pays au monde qui disposent encore de beaucoup d'argent et sont prêts à acheter. La position de la France, essentiellement déterminée par sa mauvaise situation économique, est assez simple : ils ont de l'argent, alors vendons-leur ce que l'on peut ! Mais cette politique a des effets pervers, y compris dans la propagation de l'islam radical. Je crois qu'il vaudrait mieux prendre nos distances avec ces pays.
Frédéric Encel
Docteur en géopolitique, Frédéric Encel est l'auteur d'une douzaine d'ouvrages, principalement sur le Proche-Orient. Après Gilles Kepel et Jean-Pierre Filiu, Fréderic Encel publie un ouvrage de synthèse sur le printemps arabe. Il le fait à sa manière, celle d'un spécialiste de géopolitique formé par Yves Lacoste. Sa démarche est de « tenter d'appréhender les représentations des acteurs, leurs manières de penser » le monde dans lequel ils agissent de manière politique. Très facile d'accès, l'ouvrage décrit ainsi ce que le printemps arabe a révélé — notamment l'échec d'une vision cynique de l'histoire.
Fréderic Encel « Géopolitique du printemps arabe » PUF, 245 pages.
17/10/2014