Lundi 29 septembre 2014
Sergueï Karaganov, fondateur de la revue Russia in Global Affairs et membre du conseil scientifique de l’Observatoire franco-russe, explique pourquoi les relations russo-américaines sont actuellement dans l’impasse.
Les relations russo-américaines sont entrées dans une phase de confrontation durable. Déjà, en 2012-2013, les deux côtés étaient au comble de l’exaspération mutuelle. Et aujourd’hui, l’analyse des positions respectives des élites russes et américaines laisse présager que l’état de leurs relations ne va faire qu’empirer.
États-Unis : la politique de la déstabilisation généralisée
Quand les États-Unis ont gagné la Guerre froide et pratiquement réalisé leur rêve de Pax americana, les élites américaines ont tenté de conforter leur victoire et d’élargir leur zone d’influence, sans hésiter à recourir à la force quand elles le jugeaient nécessaire.
Mais qu’il s’agisse de l’Iraq, de l’Afghanistan ou de la Libye, les Américains et leurs alliés ont encaissé partout des défaites politiques. Parallèlement, la crise mondiale des années 2008-2009 a ébranlé la foi de l’humanité dans le modèle libéral de développement économique. Enfin, la rupture au sein même des élites américaines a révélé l’inefficacité du modèle politique américain et porté un coup dur au fameux soft power des États-Unis. Le nombre de gens aujourd’hui prêts à suivre les Américains, à les imiter et à reconnaître leur primauté va décroissant. Ainsi les États-Unis ont-ils, au cours des dix dernières années, dégringolé à toute vitesse du sommet où ils s’étaient hissés.
Vers la fin des années 2000, une partie des élites américaines a pris conscience de la nécessité de renoncer aux responsabilités extérieures superflues pour se concentrer sur le rétablissement intérieur. C’est précisément ce à quoi Barack Obama, une fois élu, s’est mis à travailler avec application. Mais sa politique a malheureusement accentué encore la rupture au sein des élites américaines ; le président s’est attiré les foudres des forces conservatrices, et il y a de fortes chances aujourd’hui de supposer qu’en 2016, il laissera la place à une équipe bien plus revancharde.
À l’heure actuelle, les États-Unis affirment haut et fort mener une politique visant l’établissement de la paix et de la stabilité, alors que ça fait déjà un moment, en réalité, qu’ils sont passés à une politique de déstabilisation généralisée dans toutes les régions-clés de la planète. Par leurs actes d’agression, les États-Unis sapent les fondements du droit international. C’est une accusation qu’ils trouveront particulièrement offensante et une réalité qu’ils refuseront d’admettre – mais c’est une réalité tout de même, et indéniable.
La vieille stratégie américaine de création de zones d’instabilité s’est clairement manifestée notamment dans la provocation de la crise en Ukraine et dans son aggravation permanente.
Russie – États-Unis : la répétition des erreurs
Il faut admettre que les élites russes ont longtemps été influencées par l’anti-américanisme de la période de la Guerre froide, et qu’elles en conservent l’empreinte. Mais les Russes ont aussi été profondément choqués par les bombardements américains de 1999 sur la Yougoslavie, qui ont porté un coup dur, et probablement fatal, aux relations russo-américaines.
Malgré tout, après le 11 septembre, Poutine a tenté d’améliorer ces rapports, mais il y a de nouveau échoué : ont suivi une nouvelle vague d’élargissement de l’OTAN et la sortie des États-Unis du traité ABM (Anti-Balistic Missile).
L’arrivée d’Obama n’a rien arrangé. À supposer que la Russie avait effectivement l’intention de normaliser ses relations avec les États-Unis, la guerre en Lybie est venue l’en dissuader définitivement.
Les deux parties, russe et américaine, ont encore commis une erreur en déclenchant, en 2009, le processus de « redémarrage ». Moscou et Washington se sont alors fixé un ordre du jour totalement obsolète en se concentrant sur la destruction des armes stratégiques et en passant à côté de questions majeures, telle la déstabilisation du Proche-Orient et celle de l’espace post-soviétique.
Aujourd’hui, les chances de sortir de cette confrontation sont minimes, alors qu’une escalade de la tension est parfaitement plausible.
Moscou ne semble pas, de son côté, avoir intérêt à la fin de cette confrontation. Depuis l’effondrement de l’URSS, les élites russes n’ont pas su élaborer de conception de développement convaincante pour leur pays, se limitant à des bavardages inutiles sur la « modernisation ». Et depuis un certain temps, dans une tentative de justifier leur inaction, elles se sont remises à brandir le spectre de la « menace extérieure » – ce concept qui avait servi à consolider la Russie des années durant.
Puis la menace a fini par devenir réelle.
Ukraine : la montée des enjeux
Sur le terrain ukrainien, les États-Unis risquent aujourd’hui d’essuyer un nouvel échec – une perspective qu’ils veulent éviter à tout prix. Ils le veulent d’autant plus que la Russie à laquelle ils font face symbolise, à leurs yeux, un réveil des forces anti-occidentales.
En se battant contre la Russie, les Américains cherchent à effrayer aussi la Chine, l’Inde et le Brésil. Et ils y mettent d’autant plus d’acharnement qu’ils sont convaincus, au fond d’eux-mêmes, que la Russie n’est qu’un « colosse aux pieds d’argile », que l’on peut abattre facilement.
Non contents de mener une guerre de l’information sans scrupules, ils menacent la Russie de la priver de SWIFT, limitent l’accès de ses banques aux systèmes Visa et MasterCard et introduisent des sanctions contre les représentants de ses élites politiques : autant de gestes qui ne font que nuire à la globalisation économique et diminuer l’influence américaine mondiale.
De fait, si la Russie tient bon, dans cinq ou dix ans, les fondements mêmes de l’influence américaine seront considérablement affaiblis. Le monde verra apparaître de nouveaux systèmes et centres financiers, de nouvelles banques internationales, de nouvelles devises de réserve. Le dollar perdra fortement de son attrait. La tendance à la création de nouvelles associations commerciales et économiques en dehors de l’OMC n’ira qu’en s’amplifiant.
Moscou ne peut pas se permettre de perdre cette bataille pour l’Ukraine. Perdante, elle y perdrait aussi, en effet, tout espoir de redevenir un jour une grande puissance et un centre indépendant de la politique et de l’économie mondiales. La légitimité de son régime serait remise en question, et ses fondements mêmes seraient ébranlés.
Mais les élites américaines ne veulent pas céder non plus. Pourtant, l’introduction de l’Ukraine dans l’orbite occidentale semble un objectif pour l’heure inatteignable, vu la situation de l’économie, de l’État et de la société ukrainiens. Ainsi, on joue désormais, dans les deux camps, pour des buts « négatifs ». Les États-Unis veulent empêcher l’Ukraine de repartir dans la zone d’influence russe. Ils cherchent également à affaiblir la Russie, ne dissimulant même plus leur désir de renverser le régime actuel et Poutine lui-même. Ils s’y attèlent d’autant plus facilement que cette politique ne leur coûte pas grand chose : ceux qui en payent le prix, ce sont l’Europe, la Russie – et le peuple ukrainien.
Notons aussi que le scénario que jouent en ce moment les États-Unis ressemble à s’y méprendre au plan de lutte contre « l’Empire du mal » de l’époque de Reagan. Si le coup d’État en Ukraine a remplacé l’insurrection polonaise et que le Boeing n’est plus coréen mais malais, on est face aux mêmes tentatives, trait pour trait, de faire baisser les prix du pétrole et d’empêcher la construction de nouveaux gazoducs qui pourraient relier la Russie à l’Europe.
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