Poutine peut-il vraiment faire naître un Etat à l'est de l'Ukraine?
Vladimir Poutine a proposé de réfléchir à un "statut étatique" pour la région ukrainienne de Donetsk.
Que dit le droit international sur la création des Etats ?
Les réponses de Yann Kerbrat, professeur de droit international.
Le drapeau de Novorossiya (Nouvelle Russie) flotte dans l'est de l'Ukraine, mais la région pourrait-elle devenir un Etat comme l'a sous-entendu Vladimir Poutine?
REUTERS/Maxim Zmeyev
L'est de l'Ukraine deviendra-t-il un Etat? Dimanche, Vladimir Poutine a appelé à aborder la question d'un "statut étatique" pour ce territoire en proie à des combats entre l'armée ukrainienne et des séparatistes prorusses. Le Kremlin a ensuite affirmé que le président russe n'a jamais évoqué la création d'un Etat indépendant. Mais la situation fait écho à l'annexion de la Crimée, en mars dernier, ainsi qu'à l'indépendance de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie, en Géorgie.
Techniquement, un Etat peut-il naître dans la région de Donetsk? Que dit le droit international sur la situation? L'éclairage de Yann Kerbrat, professeur en droit international à l'université Paris I-Sorbonne.
Comment le droit international définit-il un Etat?
Il y a trois éléments constitutifs. En droit international, un Etat existe quand une organisation politique, généralement appelée gouvernement, est capable, sur un territoire, d'organiser la société de manière à être respecté par un peuple.
Souvent, la difficulté vient du fait que les prétentions du nouvel Etat, de l'Etat sur lequel il s'est constitué et des Etats tiers sont contradictoires.
On tombe alors dans une zone grise qui peut durer longtemps.
C'est par exemple le cas entre Israël et Palestine: l'Etat palestinien est reconnu par un certain nombre d'Etats dans le monde mais pas par d'autres, dont Israël.
La question de la reconnaissance internationale est donc importante.
Elle n'est pas constitutive de la création d'un Etat, mais elle a son importance. Chaque Etat détermine pour lui-même ce qu'il considère comme Etat: par exemple, en Géorgie, l'indépendance de l'Abkhazie est reconnue par la Russie et cinq autres Etats, mais pas par le reste de la communauté internationale.
La reconnaissance ne fait naître que des obligations pour le pays qui reconnaît. Il s'inscrit alors dans un relation d'Etat à Etat et soumet ces relations au droit international: cela implique la mise en place de relations diplomatiques, le respect de la souveraineté du nouvel Etat...
Peut-on voir naître un Etat dans l'est de l'Ukraine, comme l'a suggéré Vladimir Poutine?
Au regard du droit international, on ne peut pas considérer qu'il y a un Etat dans l'est de l'Ukraine parce qu'il n'y a pas de gouvernement qui puisse revendiquer l'exercice du pouvoir sur ce territoire de manière exclusive. En effet, l'Etat ukrainien y mène chaque jour des interventions armées.
Il me semble que la formule de Poutine doit être vue d'avantage comme l'expression d'une menace à l'adresse des Occidentaux.
Il leur dit "si vous prenez de nouvelles sanctions contre la Russie, je me réserve le droit de reconnaître ce territoire comme un Etat".
Cependant, la reconnaissance d'un Etat connaît une seule limite, qui s'est imposée en pratique depuis l'invasion de la Mandchourie par le Japon en 1931: le droit international interdit de reconnaître la naissance d'un Etat lorsqu'il est issu de la violation de l'interdiction du recours à la force et/ou de la violation du principe de non-intervention qui préserve l'intégrité territoriale.
Or, aujourd'hui, la Russie intervient militairement ou menace d'intervenir en Ukraine -ce qui, dans les deux cas, constitue une méconnaissance très grave du et de la souveraineté de l'Ukraine.
La reconnaissance par la Russie d'un Etat dans l'est de l'Ukraine s'ajouterait à la liste déjà longue des violations du droit international commise par la Fédération de Russie dans la région.
Si la Russie décide de reconnaître un Etat à l'est de l'Ukraine, les Etats tiers peuvent-ils utiliser le droit international?
Ils s'en servent déjà sur le dossier ukrainien: les sanctions économiques sont des mesures qui seraient interdites si la Russie n'avait pas d'abord violé le droit international. Il n'est pas non plus exclu que les Etats tiers apportent une aide militaire à l'Ukraine, qui en a d'ailleurs fait la demande aux Etats membres de l'Union Européenne, et puissent utiliser la force dans l'exercice du droit légitime défense de l'Etat ukrainien.
Sous réserve de proportionnalité, une telle action serait possible en droit international.
Les séparatistes pourraient-ils faire appel à leur droit d'auto-détermination?
Les russophones de l'est de l'Ukraine sont dans la même situation que ceux de Crimée il y a quelques mois, ils ne peuvent pas s'appuyer sur le droit international pour revendiquer leur indépendance. Le droit à l'auto-détermination des peuples ne confère qu'aux peuples coloniaux.
Or, l'Ukraine ne peut pas être considérée comme une colonie, ni comme un territoire occupé (la Russie n'étant pas entrée officiellement en Ukraine, ndlr).
Jusque-là, la fédéralisation de l'Ukraine avait été évoquée par la Russie. Que dit le droit international sur ce point?
Le droit international laisse libre chaque Etat de déterminer son organisation politique et sa constitution, et considère ce type d'ingérences dans les affaires intérieures sous la menace de la force comme illicite.
Le choix du régime politique (Etat unitaire ou fédération) n'appartient qu'à l'Ukraine et au peuple ukrainien dans son ensemble. Le droit international s'assure seulement que les options prises permettent à l'Etat d'honorer ses engagements internationaux et, en particulier, de respecter les droits de l'Homme et ceux de ses minorités.
Source: L'express a la une