Guerre et Paix" par Jean-Dominique Merchet
Depuis dix ans, la Russie et la France ont pris l’habitude de se retrouver chaque année au sein du conseil de coopération sur les questions de sécurité, le CCQS.
Cette instance réunit les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux pays. Mercredi 31 octobre, à Paris, Sergueï Lavrov, Anatoli Serdioukov, Laurent Fabius et Jean-Yves Le Drian feront donc, ensemble, un vaste tour d’horizon des affaires stratégiques, pour la 11ème session de cette instance – dont il ne faut pas attendre, à la sortie, beaucoup plus qu’un communiqué diplomatique.
Cette rencontre intervient alors que, sur le plan militaire, les deux pays prennent des chemins divergents : la France réduit la voilure alors que la Russie réarme. A peine élu, le président François Hollande a lancé la préparation d’un Livre blanc, qui débouchera sur une loi de programmation militaire au premier semestre 2013.
Elle se traduira par une révision à la baisse des ambitions de la France en matière de défense.
Comme l’expliquait récemment aux députés le chef d’état-major, l’amiral Guillaud, « l’effort de défense était de 2 % du PIB en 1997, avant de se stabiliser ces dix dernières années entre 1,6 % et 1,7 %. En 2012, il est de 1,55 %. À l’horizon de 2015, il dépassera à peine 1,3 %. » Le décrochage est net.
Il se traduira par moins d’hommes, moins d’armes, moins de capacités.
Durant le même temps, la Russie réarme, à l’image de toute la planète, à l’exception notable des Européens et des Américains – ces derniers, partant, il est vrai, de très haut ! En 2013, les dépenses de la Russie pour la défense augmenteront de 25 %, selon le ministère des Finances – soit 3,2% du PIB. En 2015, on devrait être à 3,7% - ce qui correspondrait alors, pour la Russie, à un effort presque trois fois plus important que celui de la France.
« La Russie relance ses dépenses militaires parce que, selon sa vision stratégique, la force fait son retour dans les relations internationales » nous explique Thomas Gomart de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
Ce choix stratégique pourrait profiter à la France au travers de son industrie d’armement. Alors que l’Etat va réduire ses commandes, les entreprises de ce secteur de très hautes technologies ont impérativement besoin de trouver des marchés à l’extérieur.
La Russie, qui souhaite moderniser ses équipements plus vite que ne le lui permet son « complexe militaro-industriel », sera-t-elle un débouché ? Certains veulent y croire parlant d’ « effet Mistral », du nom des quatre porte-hélicoptères de DCNS que les Français vont construire avec la Russie.
On a vu, ce mois-ci, Renault Trucks Defense présenter son nouveau blindé léger Sherpa au salon Interpolitex de Moscou.
On sait que les militaires russes s’intéressent au VBCI, le véhicule blindé de combat d’infanterie de Nexter comme au système Félin du fantassin du futur.
Notons, au passage, que les Italiens seront de sérieux concurrents pour les Français sur ce marché sur lequel ils ont quelques longueurs d’avance.
En pleine modernisation, la défense russe reste pourtant loin du compte. « Les Russes ont conscience de leur déclassement et cela contribue à leur raidissement, assure Thomas Gomart.
Lorsqu’ils ont vu les Français et les Britanniques s’engager en Libye, ils ont compris qu’ils étaient incapables de faire la même chose ». C’est-à-dire une manœuvre diplomatique et militaire aboutissant, en quelques mois et à un coût très faible (quelques centaines de millions d’euros et pas un mort côté Otan), à la chute d’un régime… Rien à voir, en effet, avec la guerre en Géorgie de 2008.
Tous ces sujets seront à l’arrière-plan du « dialogue stratégique » entre les quatre ministres français et russes.
Les relations entre les deux pays sont à la fois de bonne qualité et de peu de conséquences. Ni pour l’un, ni pour l’autre, le partenaire est jugé comme étant de toute première importance.
Comme les Etats-Unis, la Russie bascule vers le Pacifique : elle a pour voisins, ne l’oublions pas, des pays qui s’appellent le Japon, la Chine, la Corée ! L’Europe, qu’elle juge historiquement en déclin, ne compte vraiment qu’au travers de l’Allemagne.
Lors de sa visite à Paris, début juin, Vladimir Poutine s’est fait un malin plaisir de le rappeler devant son homologue français. Evoquant la « coopération économique », c’est-à-dire les échanges, le président russe résumait la situation : « Avec la France, il s’agit de 28 milliards et avec l’Allemagne de 72.
Vous pouvez voir la différence ». En effet. Pour Moscou, Berlin pèse simplement 2,5 fois plus lourd que Paris…
Dans le tour d’horizon mondial auquel ils vont se livrer, les quatre ministres évoqueront le seul sujet qui fâche vraiment, la Syrie.
Les positions des deux pays sont connues et chacun se fera un devoir de les rappeler : la France souhaite la chute du régime Assad alors que la Russie est, par principe, opposée à toute ingérence dans les affaires intérieures des Etats souverains.
Echaudée par le précédent libyen, Moscou bloque toute résolution des Nations Unies qui permettrait le recours à la force contre le régime. On en restera là.
D’autres points seront abordés : les Français parleront du dossier nucléaire iranien, sans doute du Sahel et les Russes de la défense antimissile de l’Otan. En coulisses, la partie russe devrait interroger ses interlocuteurs sur deux sujets : la coopération militaire entre Paris et Londres, ainsi que le rôle du Qatar, un allié de la France, dans le monde musulman.
Un monde, qui dans le nord-Caucase, continue à poser de sérieux problèmes à Moscou.
Mi-octobre, Vladimir Poutine n’indiquait-il pas que « 313 terroristes y avaient été tués par les forces de sécurité au cours des derniers mois » ?
Un « front » bien plus chaud que le Sahel…
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction.
(1) Jean-Dominique Merchet « Défense européenne : la grande illusion » Larousse 2009.
* Jean-Dominique Merchet, journaliste spécialisé dans les affaires de Défense. Auteur du blog français le plus lu sur ces questions, créé en 2007. Ancien de l’Institut des hautes études de défense nationale. Auteur de nombreux ouvrages dont : « Mourir pour l’Afghanistan » (2008), « Défense européenne : la grande illusion » (2009), « Une histoire des forces spéciales » (2010), « La mort de Ben Laden » (2012).