Tombouctou : Et si l’on arrêtait d’écrire n’importe quoi ?
La perle de l’Afrique est toujours propice aux fantasmes
Publié le 25 février 2013 à 9:00 dans Monde
Tombouctou la mystérieuse, la perle du désert, la ville aux 333 saints… Les hyperboles ne manquent pas pour célébrer la gloire de la cité malienne hier encore aux mains des islamistes.
Il existe aux Etats-Unis, dit-on, une société dans laquelle nul n’est admis s’il ne peut prouver qu’il est allé à Tombouctou.
Bien plus qu’une ville, Tombouctou est un mythe.
L’avantage des mythes, c’est que tout le monde croit les connaître et se sent autoriser à les enrichir à sa guise. Que n’a-t-on écrit sur Tombouctou, ses universités, ses manuscrits… Et si tout simplement, on cessait de dire n’importe quoi pour revenir au réel ?
L’université Sankoré de Tombouctou aurait compté 25 000 étudiants au XVIe siècle, pour une population totale de 100 000 habitants.
Voilà bien une affirmation reprise partout et qui serait le signe d’une situation exceptionnelle… Si elle était vraie !
Aucune source, aucun document, aucune tradition ne permettent d’évaluer le nombre d’étudiants présents à Tombouctou à son apogée.
Tombouctou était incontestablement un centre majeur de la culture islamique à la fin du Moyen Âge. Les élèves s’y regroupaient autour de maîtres qui se livraient aux commentaires d’ouvrage savants.
Combien étaient-ils ? Probablement quelques centaines, au mieux quelques milliers. Le Tarikh El-Fettach achevé par le petit-fils de Mahmoûd Kâti au milieu du XVIe siècle nous indique que « les écoles de Tombouctou où l’on enseignait aux jeunes garçons à lire le Coran étaient au nombre de cent cinquante ou de cent quatre-vingts » et précise que l’une d’entre-elles aurait compté cent-vingt-trois élèves.
Et voilà comment l’on passe d’une vingtaine de milliers de petits garçons ânonnant un Coran auquel ils ne comprenaient rien à 25 000 étudiants !
« Trois cent mille ouvrages datant du XIe au XVe siècle seraient aujourd’hui conservés dans la région », écrit Nicolas Delasalle dans Télérama du 16 février. Intéressant. Mais complètement faux !
Il existe effectivement à Tombouctou un Coran écrit à Ceuta, au nord du Maroc, en 1198. C’est une pièce de valeur, incontestablement, mais étrangère à la région.
De fait, comme l’a fait remarquer avec raison Jean-Louis Triaud, il n’y a pas de manuscrits locaux qui puissent remonter à une période antérieure au XIVe siècle, puisque ce n’est qu’au XVe que Tombouctou émerge comme métropole intellectuelle !
Ainsi, seule une infime minorité des manuscrits remonte au XIVe et XVe siècle, l’immense majorité étant datée des XVIIIe et XIXe siècles. À l’origine, l’essentiel des manuscrits étaient importés, comme le confirme Léon l’Africain, un musulman de Grenade converti par la suite au christianisme, qui visita la ville en 1512 :« on apporte dans cette cité des livres écrits à la main, lesquels se vendent fort bien, tellement qu’on en retire plus grand profit que de quelque autre marchandise qu’on sache vendre ».
De nombreux ateliers de copistes seront créés dans la ville à partir du XVIe siècle, la production de manuscrits en arabe devenant courante aux XVIIIe et XIXe.
Mais finalement, ces fameux manuscrits, combien sont-ils ? Disons… un certain nombre !
En 1994, dans Le Monde Diplomatique, Jean-Michel Djian les évaluait à 95 000. En 2007, pour le Courrier de l’Unesco, le même auteur en dénombrait 200 000 dans la seule ville de Tombouctou.
En 2012, dans Les manuscrits de Tombouctou publié aux éditions JC Lattès, il en comptait désormais 100 000 dans la ville, et plus de 300 000 dans la région.
À ce rythme, le million devrait être atteint sous peu !
Tout dépend en fait de ce que l’on entend par manuscrit. Les manuscrits de Tombouctou ne sont pas, pour beaucoup d’entre eux, des livres au sens que nous donnons à ce terme, mais des documents de quelques pages, à caractère privé ou commercial. Ils sont le plus souvent non reliés et conservés sous forme de liasses. « Est manuscrit toute pièce indépendante, qu’il s’agisse de documents commerciaux ou de poèmes d’un seul folio aussi bien que d’ouvrages savants de plusieurs centaines de folios » rappelle Jean-Louis Triaud.
Peut-être pourrait-on s’en souvenir avant de lancer des chiffres fantasmagoriques !
Contrairement à l’affirmation récente de Jean-Michel Djian dans Le Monde : les manuscrits « sont pour l’essentiel écrits en ajami, une langue qui mélange l’arabe avec l’haoussa, le bambara, le tamasheq, le songhaï ou le peul », 98% des manuscrits sont en fait écrits en arabe. L’ajami, par ailleurs, n’a rien à voir avec la langue syncrétique rêvée par Djian, mais est un système de transcription des langues africaines par l’adoption de l’alphabet arabe…
« Les colons français installés depuis 1894 à Tombouctou » écrit encore Djian ans Le Monde, « ne devinent rien de l’existence de ces manuscrits. Il est vrai qu’ils sont cachés dans des greniers ».
Dans son dernier ouvrage, le même auteur les imaginait aussi « conservés dans des cantines rouillées et des caves poussiéreuses ». Les formules sont belles et donnent une impression de mystère…
Mais qui donc a vu des caves et des greniers dans les vénérables maisons en terre de Tombouctou ?
Quant au colonisateur, il est par nature stupide, ignorant et méprisant de la culture de l’autre, c’est bien connu !
Peu importe alors que le journaliste Félix Dubois découvre dans la ville, dès 1895, un exemplaire complet du Tarikh al-Sudan écrit au XVIIe siècle par le tombouctien Abderrahman Es-Sadi et en fasse une copie, et que Bonnel de Mézières soit envoyé en mission à Tombouctou en 1911 par le gouvernement pour acquérir des manuscrits et en revienne avec le Tarikh El-Fettach…
On a longtemps rêvé de Tombouctou en Occident.
La ville est l’un de ces endroits magiques qui suscitent l’émotion. Mais les faits sont têtus, et le retour à la réalité souvent brutal.
Les mots de René Caillé disant sa déception lorsqu’il arrive à Tombouctou en 1828 sont restés célèbres :« Revenu de mon enthousiasme, je trouvai que le spectacle que j’avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente ; je m’étais fait de la grandeur et de la richesse de cette ville une toute autre idée… » .`
Aujourd’hui, c’est François Géré qui, dans le Huffington Post du 21 février, se livre à une envolée lyrique quant à l’importance portée par l’Unesco au manuscrits de Tombouctou : « Cette volonté de préservation constitue un acte symbolique mais aussi une prise de position courageuse parce qu’elle a valeur d’engagement sur le territoire sacré de la culture de toute l’humanité. Il aura valeur d’avertissement dissuasif : “attention, ici il est interdit de détruire. Et si nécessaire la communauté internationale interviendra par les armes ». La puissance du raisonnement est sidérante.
Pour sûr, l’on doit trembler au sein d’Aqmi et du Mujao. L’Unesco ?
Combien de divisions, aurait dit Staline !
Ce qu’il y a de plus étonnant finalement, avec Tombouctou, c’est que l’on a l’impression que la ville pousse parfois les gens les plus intelligents à dire et à écrire n’importe quoi.
Quelques heures après son passage à Tombouctou, le président de la République déclarait ainsi avec clairvoyance : « « Il n’y a aucun risque d’enlisement parce que nous avons le soutien de la population, parce que les Africains sont là, parce que les Européens sont présents, parce que nous avons une communauté internationale qui est à l’unisson ».
Une appréciation aussi fine et aussi juste de la situation au Mali ne peut que susciter l’admiration…
*Photo : Multivac42.
L'AUTEUR
Francis Simonis enseigne l’histoire de l’Afrique à Aix-Marseille-Université et est chercheur au Centre d’Etudes des Mondes Africains (CEMAf-Aix). Il est l’auteur de L’Afrique soudanaise au Moyen Âge. Le temps des grands empires (Ghana, Mali, Songhaï), Marseille, SCEREN, 2010.
Source et publication: http://www.causeur.fr/mali-tombouctou-aqmi,21392