Le concept d’islamophobie a relativement mauvaise presse en France, pas seulement parce qu’il s’agit d’un nouveau venu dans le champ des sciences sociales, dont on peut faire remonter l’irruption dans le débat public à l’année 1997.
C’est alors que fut publié le rapport du Ruunymede Trust anglais intitulé Islamophobia : A Challenge for Us All, et que le très médiatique mufti de Marseille, Soheib Bencheikh, se mit à l’utiliser de façon régulière. Comme pour toute notion émergente, on a peine à en donner une définition précise, malgré les huit signes distinctifs de l’islamophobie établis par le Runnymede Trust. De la même façon, évaluer l’étendue de ce phénomène de façon scientifique est presque impossible, comme le regrette Erik Bleich.
Le terme est instrumentalisé par certains islamistes, voulant tuer dans l’œuf toute remise en cause de leurs pratiques et de leur idéologie. Dans une démarche apparemment inverse mais dont les effets en termes de galvaudage peuvent être comparables, il se trouve d’autres acteurs du débat public pour nier toute légitimité à ce concept.
Certaines de leurs critiques oscillent entre le ridicule – ainsi, Caroline Fourest (et avec elle Dominique Sopo) avance que ce sont les mollahs iraniens qui auraient inventé ce terme, sans aucun début d’explication, sans nous préciser non plus si elle parle ou lit le farsi (Prochoix, n°26-27, 2003) – et l’apparemment recevable : Kenan Malik en Grande-Bretagne (“The Islamophobia Myth”, Prospect, février 2005), et douze intellectuels et figures médiatiques ayant signé un appel dans L’Express en 2006 voient dans « l’islamophobie » un « concept malheureux qui confond critique de l’islam en tant que religion et stigmatisation des croyants ».
Faudrait-il donc distinguer l’« islamophobie » de la « musulmanophobie » ? Je n’en suis pas convaincu. Si ces distinctions permettent d’alimenter des discussions intéressantes lors de colloques universitaires, il reste que sur le terrain, des paroles insultantes à l’égard d’une religion peuvent être interprétées comme des propos portant directement atteinte aux personnes croyantes, en tout cas si cette religion constitue un pan essentiel de leur identité. Rappelons pour s’en convaincre qu’en Irlande du Nord, l’extrémiste protestant Ian Paisley n’a eu de cesse pendant sa longue carrière de marteler qu’il ne « déteste pas les catholiques » mais qu’il s’oppose vigoureusement à la religion catholique. Nuances spécieuses : ses discours fielleux contre le « papisme » ont souvent été appréhendés comme autant d’insultes personnelles par les catholiques de Derry ou Belfast.
Il se trouve enfin des personnes qui revendiquent fièrement une « islamophobie » tout à fait rationnelle pour elles, compte tenu des dérives nombreuses à l’œuvre dans le monde arabe et musulman, imputables apparemment à l’essence même de la religion musulmane : les éditorialistes Claude Imbert en 2003 (Le Point, 24. 10. 2003), Polly Toynbee (The Independent, 23. 10. 1997), enfin Rod Liddle (éditoraliste du Sunday Times dans un discours de 2008). Ces personnes et d’autres renversent puis revendiquent un stigmate qu’elles croient imposé par une chape de plomb « politiquement correcte » qui, on peut le craindre, existe surtout dans leur esprit. Ceci, psychologiquement, est assez confortable : mieux vaut en effet s’imaginer en minorité de « résistants » qu’en vaste ensemble hétéroclite uni par des préjugés largement banalisés.
Loin de nous l’idée de soutenir que le terme « d’islamophobie » est parfait, mais il importe qu’il soit mobilisé par des acteurs du débat public influents et crédibles - comme Koffi Annan lors d’une conférence de l’ONU en 2004. Chaque jour ou presque, les termes de « racisme » et d’ « antisémitisme » sont eux aussi vidés d’une partie de leur sens par galvaudage, notamment chez ceux qui essaient d’imposer une synonymie entre « antisémitisme » et « antisionisme ». De façon plus générale, Henri Goldman nous dit que « le mot ‘antisémitisme’, forgé à la fin du 19ème siècle pour nommer l’hostilité aux juifs en tant que ‘race’ et plus seulement en tant qu’adeptes d’une religion, était également mal choisi, puisqu’il ne concernait pas l’ensemble des peuples d’origine sémite ». Or, qui aujourd’hui oserait suggérer l’abandon de ce terme dans le débat et les politiques publiques ?
Mais c’est sur une autre dimension qu’on voudrait attirer l’attention ici. L’islamophobie, notamment telle qu’elle se donne à voir à travers des articles, reportages, documentaires, éditoriaux, est-elle aussi « phobique » que cela ? Si l’on accepte avec le chercheur américain Erik Bleich que l’islamophobie renvoie à « une peur, une haine, une aversion, sans nuance ni justification, de l’islam et des musulmans » alors en quoi l’expression de ces sentiments relève-t-elle, dans le discours médiatique ou politique, de la « phobie » au sens pathologique du terme ? Autrement dit, la seconde partie du mot est-elle, elle aussi, « mal choisie » ?
George Orwell, dans un article très important intitulé Boys Weeklies (1940), dissèque avec brio douze magazines pour garçons très influents et évoque les stéréotypes récurrents associés aux Français, Espagnols, Arabes, Chinois, Italiens, Suédois et « Nègres » qu’on y trouve : « Derrière tout cela court l’idée non seulement que les étrangers sont des drôles de gens, inventés pour nous faire rire, mais aussi qu’on peut les classer et les répertorier, comme des insectes par exemple ». C’est notamment en confortant le chauvinisme anglais le plus caricatural que ces publications pouvaient se vendre à des centaines de milliers d’exemplaires, sans nécessairement que leurs auteurs croient intimement que tous ces stéréotypes soient vrais.
Il en va de même pour de nombreux discours qu’on est tenté de qualifier d’islamophobes chez les politiques et les médias. Ceux-ci sont sous-tendus par un contraste entre Lumières françaises et obscurantisme musulman, qui conforte un « nous » national déstabilisé par l’Union Européenne, la mondialisation, les délocalisations et l’inexorable déclin de notre « modèle social ». Ils doivent beaucoup à des impératifs capitalistiques de profit : pour les éditeurs qui rivalisent de titres caricaturaux, contredisant parfois le contenu d’essais pourtant nuancés (Les Banlieues de l’islam ; La République ou la Burqa ; On a tué Vincent Van Gogh, enquête sur la fin de l’Europe des Lumières) ; pour les journaux validant des sujets bien rodés qui alimentent des stéréotypes déjà ancrés, et qui permettent d’éviter de prendre des risques à un moment de crise sans précédent dans la presse écrite ; enfin pour les auteurs de livres eux-mêmes, surtout s’ils ne sont pas universitaires et dépendent pour vivre des ventes de leurs essais. Une étudiante suédoise d’origine somalienne pleine de bon sens me confiait récemment : « Moi aussi, si j’étais Ayan Hirsi Ali je serais vachement tentée de dire et d’écrire tout cela. De cette façon je passerais à la télé, je vendrais plein de livres, je serais invitée partout, je voyagerais à travers le monde». À coup sûr, et même si elle peut susciter une véritable phobie de l’islam au sein du public, il n’y a pas grand-chose de « phobique » dans une démarche de ce type.
Illustration : lesouffledivin.fr
Par Olivier ESTEVES
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