3/12/2012
La Révolution en Égypte : Prise 2 - Les Égyptiens contre l’islam politique (Hélios d'Alexandrie)
Lire aussi cette chronique d'Hélios d'Alexandrie publiée en novembre 2011 : L’islamisme au Moyen-Orient : le moment de vérité
________________________
Le contexte historique récent
Il y a de ces évènements marquants dont on ne reconnaît à prime abord ni l’importance ni la signification; le soulèvement qui a cours en Égypte est de ceux-là.
Les égyptiens nous ont étonnés une première fois, c’était en janvier 2011 : leur soulèvement a mis fin à un régime politique autoritaire se réclamant officiellement de l’islam, sans appartenir toutefois à ce qu’il convient d’appeler l’islam politique.
Le régime de Moubarak était dans sa forme et dans son esprit un régime islamique mais sans dogmatisme excessif, un régime islamique naturellement oppressif mais à visage pragmatique, où les islamistes, tenus à bonne distance du pouvoir, ont pu cependant se développer sans restriction.
Cette coexistence utile aux deux parties s’est maintenue tant que les islamistes se contentaient de s’opposer sans avoir recours à la violence ou à la subversion. Moubarak se servait d’eux comme d’un épouvantail pour convaincre les pays occidentaux de réduire leurs exigences et leurs attentes sur le chapitre de la démocratie, son stratagème a bien fonctionné un certain temps, jusqu’au jour où des milliers de jeunes révolutionnaires sans armes, sortis on ne sait d’où, sont descendus dans la rue, et en deux semaines ont réussi à mettre fin à une dictature vieille de près de soixante ans.
Les islamistes ne se sont ralliés à la révolution qu’au moment où ils ont senti le vent tourner. Ils ont alors compris qu’il leur fallait obtenir sans tarder des titres de noblesse révolutionnaires, sans quoi le pouvoir risquait de leur échapper pour longtemps. Les circonstances les ont grandement aidés : le préjugé favorable de l’administration Obama à leur égard, l’argent du pétrole en provenance du Qatar et d’Arabie Saoudite, la collaboration pour ne pas dire la complicité des militaires au pouvoir, mais surtout l’incompréhensible démobilisation des révolutionnaires et les persécutions dont ils ont été l’objet de la part des généraux.
Quelques semaines après la chute de Moubarak, la révolution était en perte de vitesse et incapable d’influer sur le cours des évènements.
La période transitoire qui a duré plus d’un an s’est avérée éprouvante tant pour les égyptiens que pour les incompétents qui les dirigeaient.
Mais l’erreur la plus grave a consisté à amender quelques articles de la constitution existante, remettant à plus tard la rédaction d’une nouvelle constitution.
Les élections législatives et présidentielles ont donc été tenues sous la constitution de l’ancien régime, pire les nouveaux élus, en majorité des islamistes, ont été chargés de créer une assemblée constituante ayant pour mandat de rédiger le projet d’une nouvelle constitution.
La situation s’est gravement compliquée au moment où la plus haute cour du pays jugeait inconstitutionnel et illégal le parlement nouvellement élu, entraînant sa dissolution immédiate, du coup l’assemblée constituante créée par ledit parlement a vu sa légitimité remise en question.
Le nouveau président s’est retrouvé par conséquent sans parlement ce qui lui a permis de cumuler les pouvoirs exécutif et législatif, il en a profité pour confirmer l’assemblée constituante dans ses fonctions, alors que la cour constitutionnelle avait pris cette cause en délibéré.
L’Égypte s’est donc retrouvée avec un président sans expérience, issu des frères musulmans et forcément sous l’obédience du guide suprême de la confrérie. Un président aux pouvoirs étendus mais dont la préoccupation principale fut de placer tous les centres de décision aux mains des frères musulmans.
L’assemblée constituante, formée à plus de 70% d’islamistes ne pouvait résister à la tentation de rédiger un texte constitutionnel outrageusement teinté par la charia et dénué de toute garantie explicite à l’égard de l’égalité des citoyens, des libertés fondamentales, des droits des femmes et des minorités.
Face à cette réalité, dans un geste qui se voulait de protestation mais qui en même temps remettait en question la légitimité de l’exercice, les libéraux, les socialistes et les coptes se sont retirés de l’assemblée constituante.
Élu avec à peine 51% des voix au second tour, et face à l’impopularité croissante des islamistes, le nouveau président a choisi il y a deux semaines, poussé probablement par le guide suprême de la confrérie des frères musulmans, à frapper un grand coup en s’octroyant des pouvoirs dictatoriaux, et en se dispensant par décret de la loi existante et de toute contestation juridique.
Le coup d’état et la réaction de la population
Le coup de force du président Morsi et des frères musulmans est apparu comme un signe qui ne trompe pas de leur refus d’adhérer aux règles de la légalité et du jeu démocratique, il s’agit dans les faits d’un coup d’état qui ne dit pas son nom. Il est apparu clairement aux égyptiens que les frères musulmans étaient dès le début de mauvaise foi et qu’ils étaient en possession d’un agenda caché dont les éléments se sont dévoilés graduellement au fur et à mesure de l’évolution de la situation.
Mais il ne faut pas minimiser l’impact de la conjoncture dans les calculs politiques des islamistes : parvenus au pouvoir dans un contexte difficile, ils ont tôt réalisé que leur incompétence, leur manque total d’expérience et leur dogmatisme rigide les amenaient à commettre des erreurs, sous leur gouverne la situation économique et sociale n’a cessé de se détériorer, ils se sont ainsi attirés des critiques acerbes de la part d’une population qui espérait beaucoup mieux, et pour qui le slogan « l’islam est la solution », avait créé des attentes légitimes. Face à leur perte en popularité et à la perspective de nouvelles élections législatives qu’ils risquaient cette fois de perdre, les frères musulmans n’ont eu d’autres choix que le coup de force pour conserver indéfiniment le pouvoir.
L’Égypte qui compte 90 millions d’habitants n’est pas facile à gouverner, il existe un fossé ou plutôt un abîme entre les besoins de la population et les ressources disponibles.
Pour réussir tout gouvernement a intérêt, dans ce contexte, à solliciter la participation des « forces vives » de la nation. Le président de la république doit par conséquent s’élever au-dessus des intérêts partisans et des considérations idéologiques de son parti, il doit également savoir s’entourer en s’adjoignant les personnes les plus compétentes sans égard à leur couleur politique.
C’est ce que Morsi avait promis de faire durant sa campagne électorale et c’est aussi ce qu’il s’est consciencieusement abstenu de faire une fois au pouvoir.
Pour les frères musulmans l’Égypte ce n’est pas la Patrie, ce n’est que la première marche de l’escalier qui conduit au califat mondial. Les égyptiens se rappellent à présent de la déclaration du guide suprême des frères musulmans il y a moins de cinq ans; en réponse à un journaliste qui l’interrogeait sur sa vision concernant le rôle et la place de l’Égypte dans le concert des nations, il a dit textuellement : « toz fi Masr » ce qui se traduit par « f… l’Égypte ».
En effet pour les islamistes il n’y a qu’une seule nation, c’est l’oumma islamique, l’Égypte n’étant qu’une vulgaire province sous le joug du calife!
Pour la majorité des égyptiens le portrait de la situation est désormais clair, les frères musulmans ne constituent pas une organisation patriotique, leur attachement à l’Égypte et aux intérêts de la nation égyptienne n’est que de la poudre aux yeux, il est sujet à caution pour ne pas dire mensonger.
Leurs objectifs et leurs priorités sont ailleurs et la possession de l’Égypte n’a d’importance pour eux que comme moyen pour atteindre cet objectif suprême qu’est le califat mondial. Rien n’illustre autant cette réalité que la déclaration du guide suprême des frères musulmans à l’effet qu’il préfère de loin qu’un musulman indonésien ou pakistanais soit nommé président d’Égypte plutôt qu’un chrétien égyptien. Pour un islamiste, l’islam est la seule nationalité, la seule citoyenneté, la seule appartenance. Rien d’étonnant que la majorité des égyptiens aient refusé de suivre aussi loin les frères musulmans.
Mais les égyptiens ont fait mieux, ils leur ont tourné le dos dans un soulèvement qui rappelle non la révolution de 2011 mais celle de 1919, quand toutes les classes de la société se sont unies pour réclamer l’indépendance de l’Égypte alors sous protectorat britannique.
Le message des égyptiens est clair, ils ne veulent pas du califat mondial et encore moins de l’oumma islamique, même s’ils sont en majorité musulmans leur première loyauté va à l’Égypte, leur véritable identité est égyptienne.
Les islamistes ont beau fanatiser le petit peuple des paysans et des miséreux, ils n’ont pas réussi à changer profondément son identité.
Peut-on parler d’un mauvais calcul de la part des frères musulmans? D’aucuns le croient et pensent qu’ils auraient mieux fait de se montrer patients et pragmatiques, de commencer par donner un bon gouvernement à l’Égypte afin de ranimer l’économie, développer le tourisme, créer des emplois, investir dans le système de santé, assurer la sécurité et l’ordre, rebâtir les infrastructures etc. et d’assurer leur présence au pouvoir en se soumettant de bon gré au processus démocratique; mais cela aurait exigé de leur part de « mettre de l’eau dans leur vin » et de rechercher activement le compromis et le consensus toutes choses, faut-il le souligner, contraires à la mentalité des islamistes.
Le retour des révolutionnaires dans la rue
Le choc entre les frères musulmans et le peuple égyptien ne peut plus être évité, le nœud gordien ne fait que se resserrer et l’issue de la crise ne peut être envisagée sans qu’il y ait un gagnant et un perdant.
Déjà les juges ont décidé dans leur immense majorité de ne pas superviser le référendum sur la nouvelle constitution.
Les magistrats de la cour constitutionnelle ont vu leur pouvoir annulé par le décret présidentiel, or ce décret est en lui-même inconstitutionnel, en le promulguant le président a outrepassé ses compétences et s’est arrogé des pouvoirs dictatoriaux, il a par conséquent violé la constitution qu’il avait fait serment de défendre, il est donc passible de destitution, mais dans le climat actuel rien n’est sûr et tout peut arriver : la désobéissance civile, la révolution populaire, la guerre civile, un coup d’état militaire ou tout cela en même temps.
L’opposition s’est « unifiée » sous l’égide d’un « front de salut national » regroupant les chefs des partis et les anciens candidats à la présidence. Les foules qui les appuient et plus souvent les précèdent sont nombreuses et leur présence se fait sentir partout en Égypte mais plus particulièrement dans le Nord et dans les villes jouxtant le canal de Suez.
Les villes principales ont été le théâtre de manifestations majeures réunissant des centaines de milliers de personnes.
On observe le même phénomène de crescendo dans les revendications qu’en janvier 2011, les foules ont commencé par exiger l’abrogation du décret présidentiel, mais elles exigent actuellement la destitution du président et la mise sous tutelle de l’organisation des frères musulmans.
Et l’on assiste actuellement à un phénomène nouveau qui répond à un sentiment longtemps réprimé.
Le rejet de la part des révolutionnaires de l’islam politique et de ses représentations, il s’accompagne de la redécouverte de l’identité égyptienne.
On a vu sur la place Tahrir des jeunes habillés en costume de pharaon, une façon comme une autre de se dire et de se sentir authentiquement égyptiens.
Le sentiment négatif pour ne pas dire l’aversion et l’agressivité sont désormais dirigés vers l’Arabie Saoudite et le Qatar, les locaux de la chaîne de nouvelles d’Al Jazirah ont été vandalisés et on y a mis le feu.
Les locaux des frères musulmans ont été attaqués un peu partout, les islamistes violents ne font plus peur, c’est plutôt la peur qui a changé de camp.
La police anti-émeute qui s’oppose aux manifestants est la même que sous Moubarak, elle a simplement changé de maître. Le nouveau président a pris soin de passer l’éponge sur ses excès et ses brutalités antérieures, de la maintenir telle quelle et de s’en servir pour réprimer ses opposants.
Les manifestants ont vite compris que la tyrannie n’a fait que changer de visage, elle est toujours en place et a la ferme volonté de durer.
À l’Ouest rien de nouveau !
La réaction des pays occidentaux est jusque là très « prudente », Morsi se mérite un traitement nettement moins incisif que celui auquel Moubarak a eu droit, en particulier de la part de l’administration Obama.
Les chancelleries occidentales désapprouvent du bout des lèvres le coup de force des frères musulmans, elles souhaitent une entente à l’amiable et encouragent les forces en présence à négocier.
L’intransigeance du président Morsi, le mépris qu’il démontre à l’égard du pouvoir judiciaire et de l’opposition, ne peuvent que soulever des doutes sur sa bonne foi, mais on n’a pas encore vu un seul pays occidental rappeler son ambassadeur, et Obama garde sur le sujet un silence pudique pour ne pas dire complice alors que dans le cas de Moubarak il s’était empressé de lui montrer la porte.
Les médias occidentaux ne saisissent pas encore l’importance de l’évènement et encore moins ses impacts potentiels dans le futur, leur regard est fixé sur le moment présent mais ce regard est superficiel, tout au plus descriptif, il ne comporte aucune analyse en profondeur et se montre incapable ou non désireux de dégager le sens de cette crise.
Des égyptiens musulmans qui se révoltent massivement contre le pouvoir des islamistes moins d’un an après les avoir portés au pouvoir ne suscitent aucune interrogation chez la gent journalistique !
L’inertie voire la paresse intellectuelle de ceux qui se prétendent experts en la matière prive le public occidental et ses dirigeants d’informations cruciales et d’analyses pertinentes sur la situation en Égypte.
Tout au plus présente-t-on la crise comme une vulgaire lutte pour le pouvoir sans égards aux enjeux fondamentaux. Tout se passe comme si les conséquences de la crise en Égypte ne devaient pas dépasser les frontières de ce pays. Nul ne semble s’intéresser à l’éventualité d’une guerre civile dans ce pays qui compte 90 millions d’habitants et qui constitue le point de rencontre entre trois continents.
Qu’arriverait-il au mouvement islamiste mondial si l’Égypte parvenait à se dégager de l’emprise des frères musulmans ?
Quelles leçons l’Europe et l’Amérique doivent-elles tirer des manœuvres politiques des islamistes, de leur mauvaise foi et de leur volonté d’imposer coûte que coûte leur tyrannie ?
Les leçons qu’il faut tirer de la révolution égyptienne
Le printemps égyptien de 2011 s’est mué en hiver musulman, mais l’Égypte en tant que proie s’est avérée trop grosse pour être avalée par le boa islamiste.
Les choses ne se passent pas comme prévu, les égyptiens n’ont pas mis de temps à comprendre que leurs problèmes pratiques et leurs besoins criants dans tous les domaines n’intéressent aucunement les frères musulmans, ces derniers n’ont d’autres préoccupations que l’application de la charia, la domination politique à perte de vue et le califat mondial; aujourd’hui comme hier c’est « Toz fi Masr » (f… l’Égypte), ce message les égyptiens l’ont reçu cinq sur cinq et ils y répondent par la révolution.
L’islam n’est pas la solution, l’islam c’est le problème !
Dans une société à majorité islamique l’islam politique est un facteur de division, telle est la leçon pratique que des millions d’égyptiens ont tirée de leur expérience avec les frères musulmans; c’est pourquoi ils aspirent à un régime politique moderne où leurs droits et leur dignité seront protégés, un régime inclusif, orienté vers l’obtention de résultats concrets dans tous les domaines où l’Égypte souffre de retard et de privations, et qui aura comme priorité de réaliser la justice sociale et soulager la misère.
Mais la signification de la crise en Égypte va au-delà de l’incompatibilité entre les aspirations du peuple égyptien et les objectifs politico-religieux des frères musulmans, elle plonge loin dans les racines historiques et culturelles de l’Égypte.
Il s’agit comme du temps des conquérants perses macédoniens et romains de la pérennité de l’âme égyptienne.
L’Égypte ne se soumet qu’à celui qui respecte sa nature profonde et intemporelle, celui qui cherche à la dénaturer ou à la mutiler est voué à la disparition.
En Égypte « l’épaisseur de civilisation » est telle qu’il est futile d’essayer de la remplacer par une idéologie totalitaire.
On ne peut s’empêcher de faire des rapprochements entre la Tunisie et l’Égypte, la simultanéité des évènements dans ces deux pays est frappante, le pouvoir islamiste y est vigoureusement contesté, cela tient en partie à la conjoncture économique mais cela est également en lien avec l’échec de l’islam politique et son rejet par le peuple.
Cet échec était prévisible* mais pour les « experts » occidentaux la nouvelle réalité est plus que dérangeante, elle est déroutante du fait qu’elle les oblige à remettre en question leurs analyses et leurs prédictions.
Ceux qui conseillent le Département d’État et la Maison Blanche avaient depuis longtemps abandonné les pays arabes aux islamistes et avaient remodelé en conséquence la politique étrangère des États-Unis, d’où le retard pris par l’administration américaine à prendre acte de la nouvelle réalité et sa réticence à dénoncer le coup de force des frères musulmans.
La crise en Égypte suscite l’inquiétude mais elle permet d’entrevoir de nouvelles perspectives.
Même s’il parvient à garder le pouvoir l’islamisme ne peut s’en sortir qu’affaibli et discrédité, il ne pourra se maintenir au pouvoir que par l’arbitraire et la force brutale.
Pour les occidentaux ce qui se passe en Égypte est comme un avertissement : des crises similaires pourraient dans moins de trente ans éclater en Europe mais avec plus de déchirements et de violences.
Il est plus que temps que nous assimilions la leçon et que nous nous attelions à la tâche de les prévenir.
* se référer à ma chronique du 17 novembre 2011 : L’islamisme au Moyen-Orient : le moment de vérité