Source : newmatilda.com, le 15/11/2015
On ne peut que condamner les attaques à Paris. Mais nous pouvons – et nous devons – être aussi capables de comprendre pourquoi elles se sont produites et qui en a créé les conditions.
La réponse est simple : NOUS, explique Michael Brull.
1. Pensez à ce que vous ressentez après les terribles événements de Paris. La tristesse, l’horreur. On se demande qui a pu commettre ces terribles atrocités.
Et, pour la plupart, on ne se limite pas à des réactions de tristesse, mais également de colère. Il y a un désir de représailles contre ceux qui ont si sauvagement massacré tant de personnes innocentes.
Ces réactions ne sont pas compliquées à comprendre. Après les attentats, quelques Français éprouveront de la haine non seulement envers Daesh, mais aussi envers les musulmans en général. Après les attaques du 11 septembre, 16 Sikhs furent assassinés aux États-Unis, dans une tentative de punir ceux qu’ils prenaient pour des musulmans, pour ce qu’ils leur avaient fait. Juste après les attentats de janvier à Paris, 26 mosquées furent attaquées aux cocktails Molotov, grenades et armes à feu en quelques semaines. Aucune personne sensée ne peut approuver ou justifier ces atrocités, mais elles peuvent toutefois êtres comprises comme une réponse injustifiée au 11 septembre.
Si nous pouvons comprendre que les Occidentaux puissent réagir avec rage et tuer des innocents en réponse à l’assassinat de leurs citoyens à New York ou à Paris, alors est-il aussi possible de comprendre ce que les musulmans ressentent quand des innocents sont assassinés dans leur pays ? Depuis 2001, les pays occidentaux ont bombardé ou envahi l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, La Syrie, la Somalie, le Yémen et le Pakistan. Nous avons également admis les massacres de Palestiniens par Israël, et les répressions brutales des opposants en Arabie saoudite, Tunisie, Bahreïn, Yémen, Jordanie et, en 2013, le coup d’État militaire en Egypte, ainsi que les massacres de manifestants non armés qui en ont découlé.
Il ne s’agit pas d’excuser le terrorisme islamiste. Il s’agit de suggérer que, tout comme le peuple de Paris, les musulmans ressentent de la peine. Et si nous souhaitons comprendre pourquoi une minorité de musulmans ont parfois fait preuve d’une violence bestiale et cruelle contre des civils occidentaux, il pourrait être utile d’imaginer que l’empathie que l’on a pour le peuple français puisse être également ressentie pour les musulmans.
2. Regardons maintenant comment l’agence Reuters a présenté l’attentat à la bombe de Beyrouth par les terroristes de Daesh jeudi.
Les explosions de jeudi soir ont touché une zone résidentielle et commerciale dans une banlieue Sud de Beyrouth, unbastion chiite du groupe Hezbollah, dans le dernier débordement de violence de la guerre en Syrie voisine.
Les premières attaques depuis plus d’un an sur un bastion du Hezbollahà l’intérieur du Liban se sont produites à un moment où ce groupe intensifie son implication dans la guerre civile syrienne, qui entre dans sa 5e année.
Epaulé par l’Iran, le Hezbollah a envoyé des troupes le long de la frontière pour aider le président syrien Bachar al-Assad contre les groupes insurgés sunnites, y compris l’État Islamique.
De but en blanc, disons-le de manière crue et détachée. Le Hezbollah a envoyé des troupes pour combattre Daesh, alors Daesh a répliqué par une attaque à la bombe au Liban, en visant des zones civiles qui se trouvent abriter de nombreux soutiens du Hezbollah.
Dans un sens, il y a un genre de parallèle entre cette analyse et ce qui s’est passé à Paris. Associated Press a annoncé, le 19 septembre de l’année dernière, que la France “était devenue le premier pays à rejoindre les troupes des États-Unis en frappant des cibles à l’intérieur de l’Irak depuis les airs” dans la nouvelle guerre contre Daesh. Daesh a répondu le 21 septembre : “Si vous pouvez tuer un infidèle américain ou européen – en particulier un malveillant et répugnant français – ou un Australien, ou un Canadien, ou tout autre infidèle parmiles infidèles qui font la guerre, y compris les citoyens des pays qui ont rejoint la coalition contre l’État islamique, alors remettez-vous en à Allah et tuez-le de n’importe quelle manière ou façon possible.
Selon les critères de Reuters, c’est un débordement de la guerre contre Daesh, et Daesh a simplement frappé une place forte d’un de ses adversaires militaires. Mais retrouverons-nous le même discours pour couvrir des événements en Occident ? Bien sûr que non.
Appeler une zone comportant des partisans du Hezbollah un “bastion” ou une “place forte” suggère une sympathie latente avec l’attentat. Le Hezbollah a une frange armée, mais c’est aussi un parti politique avec des soutiens politiques importants au Liban. Le Premier ministre [australien] Malcolm Turnbull a beau faire partie de la coalition militaire contre Daesh, si ce dernier commettait un attentat à la bombe à Vaucluse [banlieue Est de Sydney], personne ne suggérerait qu’un “bastion” ou une “place forte” des Libéraux a été frappée.
Depuis les atrocités de Paris, Daesh a publié un communiqué expliquant qu’ils continueront à porter des coups à la France “aussi longtemps qu’elle restera à l’avant-poste de la campagne des Croisés, osera insulter notre prophète, se félicitera de la guerre à l’Islam faite en France et frappera des musulmans sur les terres du Califat avec son aviation.”
Parmi les autres cibles attribuées à Daesh dans les mois précédents il y a une manifestation pro-Kurde en Turquie et un avion de ligne civil russe. Les Kurdes constituent l’une des forces majeures qui résistent à Daesh en Irak et en Syrie, et la Russie a depuis peu étendu son implication indirecte en Syrie en soutenant directement le combat du dictateur Bachar al-Assad contre Daesh.
Le fait que Daesh réponde aux armées qu’il affronte en Syrie et en Irak par le biais d’un terrorisme extra-territorial ne justifie pas ce terrorisme. Il s’agit simplement de souligner que ceux qui mènent la guerre contre Daesh savaient que ce n’était pas une opposition armée qui allait respecter scrupuleusement les conventions internationales et éviter les victimes civiles.
Patrick Cockburn a noté que Daesh “a toujours massacré des civils en grand nombre pour montrer sa force et instiller la peur chez ses adversaires. En Occident, les gens remarquent ces atrocités seulement lorsqu’elles ont lieu dans leurs rues.” Daesh “est très clair à ce sujet, si un pays nous bombarde par les airs, nous répliquerons à l’identique au sol, en utilisant les méthodes du terrorisme urbain avec le soutien d’un État bien organisé.”
3. Certains pourraient juger déplacé de répondre aux meurtres de Paris par autre chose que de la sympathie et l’expression d’une solidarité. Pourtant, Daesh n’a pas émergé du néant.
Pour ceux qui tiennent à éviter de telles atrocités à l’avenir, il est cohérent d’examiner les types de politiques qui ont participé à son ascension et à sa puissance. Les deux facteurs qui ont créé les conditions préalables à l’émergence de Daesh furent l’invasion de l’Irak en 2003 et le soutien occidental aux djihadistes syriens.
La contribution de l’invasion de l’Irak à la montée de Daesh devrait être à présent relativement peu controversée. L’ancien Premier ministre britannique Tony Blair a admis qu’il y a des “éléments de vérité” dans cette accusation. Le président Obama a observé de la même façon que “ISIS est une émanation directe d’al-Qaïda en Irak qui s’est développée du fait de notre invasion. Ce qui est un exemple de conséquences inattendues. C’est pourquoi nous devrions généralement viser avant de tirer.” Ceci est en effet un sage conseil pour les Occidentaux.
Avant l’invasion de 2003, l’Irak a été gouvernée par le tyrannique Saddam Hussein, qui était théoriquement laïque, et des musulmans sunnites en second plan.
L’invasion menée par les Américains a installé un gouvernement qui, selon les termes du spécialiste de l’Irak Toby Dodge, “a introduit un sectarisme manifeste qui n’était pas jusqu’ici au cœur du discours politique irakien.” C’était “le marchandage d’une élite qui a exclu toutes les autres. Cela a joué un rôle majeur dans le déclenchement de l’insurrection et a conduit le pays à la guerre civile.”
Le système de gouvernement mis en place par les États-Unis, “associé à la dé-baassification radicale menée tant par les États-Unis que par le nouveau gouvernement irakien, a créé un marchandage au sein d’une élite qui a sciemment exclu, et en fait diabolisé, non seulement l’ancienne élite dirigeante, mais aussi toute la part sunnite de la société irakienne dont cette élite était largement issue. Cet accord sur l’élite par l’exclusion a brutalisé la politique irakienne en divisant la société en groupes religieux et ethniques.
Dodge a observé que, “Ceux qui sont actuellement en charge de l’état ont rallié leurs supporters et diabolisé leurs ennemis au travers d’appels aux symboles religieux chiites et à la défense de leur communauté définie en termes d’exclusion religieuse. Ceux luttant pour les évincer du pouvoir ont déployé un islam sunnite radicalisé pour justifier leur propre usage de la violence, prétendant défendre leur communauté contre les forces qui souhaitent les mener au néant politique.
Cela vous semble familier ? Tandis que le conflit mijotait à petit feu depuis des années, les griefs des sunnites contre un règlement politique sectaire qui les excluait et les marginalisait perduraient. La destitution de Nouri al-Maliki par les États-Unis suggérait une reconnaissance du mécontentement qui nourrissait la sympathie pour Daesh. Les succès tactiques de Daesh sont vraisemblablement venus de vétérans endurcis, parmi lesquels des baassistes dont l’expérience remonte à la guerre Iran-Irak des années 80, et d’autres aguerris aux tactiques de guérilla depuis l’invasion et l’occupation de 2003.
L’autre pays dans lequel Daesh a pris de l’importance, c’est la Syrie. Pour quelle raison ? La rébellion de 2011, ainsi que la réponse brutale d’Assad, a créé un terreau favorable. Mais, parallèlement, la réaction occidentale à ce mouvement de rébellion et à la contre-insurrection a également encouragé l’éclosion de Daesh.
Le vice-président américain Joe Biden a commenté le rôle joué par les pays alliés des occidentaux, en citant la Turquie, les Émirats Arabes Unis et l’Arabie saoudite : “Qu’ont-ils fait ? Ils ont versé des centaines de millions de dollars et fourni des milliers de tonnes d’armes à quiconque combattrait Assad. Sauf que ceux qui étaient approvisionnés, ce sont al-Nosra, al-Qaïda et les extrémistes djihadistes venus de tous les coins de la Terre”.
En 2012, des documents jusqu’ici classés secrets par le renseignement militaire américain révèlent que l’Occident a également soutenu l’opposition, tout en sachant de quelle sorte d’opposition il s’agissait. On s’attendait à des conséquences en Irak, à ce que “le territoire irakien soit utilisé par les forces de l’opposition comme un refuge pour ses troupes”, et que c’est là qu’elle tenterait de recruter et entraîner ses combattants. Même le “tournant sectaire évident” que prendrait l’insurrection dirigée par “les principales forces motrices” que sont les salafistes, les Frères Musulmans et al-Qaïda en Irak avait été décelé.
Ces documents indiquent que la détérioration de la situation “crée le cadre idéal pour qu’al-Qaïda en Irak se replie vers ses poches historiques de Mossoul et de Ramadi, et redonnera un nouvel élan en supposant qu’on unifie le djihad, entre les sunnites d’Irak et de Syrie, et le reste des sunnites du monde arabe, contre ceux qu’ils considèrent comme un seul et même ennemi, les hérétiques. Daesh pourrait également instaurer l’État Islamique grâce à cette alliance avec d’autres organisations terroristes d’Irak et de Syrie, ce qui mettrait en péril l’unification de l’Irak et la protection de son territoire.”
Avec ces éléments, on comprend que le renseignement militaire américain avait une vision plutôt claire de la direction que prendrait cette alliance des Affaires étrangères occidentales avec la Turquie et les États du Golfe. Cette orientation politique choisie passait par le soutien à des groupes terroristes djihadistes, ce qui a facilité la montée en puissance de Daesh. Ce dernier a d’ailleurs déclaré publiquement qu’il massacrerait où qu’ils soient les civils des nations qui le combattraient.
Rien de tout cela ne légitime Daesh, cette force sauvage et barbare dont je souhaite voir la défaite. Ce qu’il me semble intéressant de remarquer, c’est que depuis que la guerre contre le terrorisme a été initiée en 2001, les politiques étrangères occidentales ne nous ont pas apporté plus de sécurité. Oussama ben Laden a été assassiné, mais Daesh se trouve dans une position de force qu’al-Qaïda elle-même n’a jamais atteinte.
Cependant, lorsque des atrocités telles que celles commises à Paris ont lieu, la réaction instinctive est toujours de rendre les coups encore plus fort, de montrer sa puissance et qu’on ne se laissera pas intimider par nos ennemis.
La réponse apportée par l’Occident au terrorisme djihadiste semble être de faire encore et toujours usage de la force et de poursuivre le soutien aux tyrans de la région.
Nos mesures politiques ont aidé à créer les condition favorables à la montée en puissance de Daesh, et Daesh a clairement montré que s’attaquer à lui entraînerait des attaques terroristes sur les populations civiles de ceux qui ont envoyé des soldats le combattre.
Ceci ne signifie pas que personne ne doive combattre Daesh. Ceci suggère de réexaminer les politiques qui ont permis l’essor de Daesh.
Et ce que je suggèrerais également, c’est que, de même que ceux qui ont assassiné des innocents dans les rues de Paris pourraient causer une fureur meurtrière en retour, de même la politique étrangère occidentale pourrait bien causer les mêmes effets.
Il serait possible d’empêcher l’émergence du prochain Daesh en changeant ces orientations.
Source : newmatilda.com, le 15/11/2015
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.