Secret des affaires : comment les lobbies économiques orchestrent la régression de l’Europe
Source et Publié par wikistrike.com sur 5 Mai 2015, 08:42am
Au nom du « secret des affaires », les députés français tentaient vainement, il y a quelques mois, de restreindre la diffusion d’informations concernant les entreprises. Une régression en matière de droit à l’information, au détriment des salariés, des syndicalistes, des journalistes et des lanceurs d’alerte. Le sujet refait aujourd’hui surface au niveau européen, avec un projet de directive concocté par le petit monde des lobbies bruxellois. Son principe est identique : que le secret soit la règle, et l’accès à l’information, l’exception. Et que l’information devienne la propriété exclusive des entreprises. Au risque de remettre en cause les fondements même de l’Union européenne, et de la démocratie. Décryptage.
Début 2015, la majorité socialiste a souhaité consacrer dans le droit français un principe de protection quasi absolue du « secret des affaires ». Ce projet, qui va jusqu’à prévoir des peines de prison ferme et des centaines de milliers d’euros d’amende pour ceux qui diffuseraient des informations « interdites », a suscité une forte opposition, notamment parmi les journalistes (lire notre article). Les dispositions envisagées par les députés faisaient en effet peser des risques énormes sur la liberté d’information en matière économique, sur la protection des sources et des lanceurs d’alerte, et sur les droits des salariés. Le tout pour des bénéfices douteux, puisque l’arsenal judiciaire existant pour lutter contre la concurrence déloyale ou l’espionnage industriel est déjà bien fourni.
Devant une telle levée de boucliers, le gouvernement français a fini par reculer. C’était la troisième fois qu’un projet de loi sur le « secret des affaires » était mis à l’ordre du jour du Parlement en France en quelques années, toujours avec aussi peu de succès. Mais le sujet tient manifestement à cœur à de puissants intérêts économiques. Car il refait aujourd’hui surface au niveau européen, à travers un projet de directive sur le secret des affaires, présenté par la Commission et examiné en ce moment par le Parlement.
La démarche est certes moins ouvertement répressive que le projet des socialistes français – il n’est plus question de peines de prison. Mais elle est tout aussi dangereuse dans ses implications ultimes. Il s’agit de consacrer l’idée que le secret des affaires doit être la règle, et l’accès à l’information sur la vie des entreprises, l’exception. Une exception toujours susceptible d’être remise en cause. Avec pour conséquence de fragiliser tout l’édifice (pourtant imparfait) de normes et de régulations sur lequel s’est construite l’Union européenne, et dont elle tire ce qui lui reste de légitimité.
Comment les lobbies font la loi en Europe
Une enquête conjointe menée par le Corporate Europe Observatory, une ONG basée à Bruxelles, le collectif britannique Bureau of Investigative Journalism etMediapart [1], lève le voile sur le processus d’élaboration de ce projet de directive sur le secret des affaires. Cette enquête s’appuie sur l’analyse d’une masse considérable de documents et de courriels [2]. Elle illustre de manière exemplaire le travail d’influence des lobbies économiques et la manière dont ils parviennent à peser sur la législation européenne.
Les protagonistes de cette histoire appartiennent à un petit monde de cabinets d’avocats, d’associations professionnelles et de firmes de relations publiques. Ils ont réussi à créer artificiellement, en quelques années, le « besoin » de légiférer sur le secret des affaires et à se retrouver étroitement associés à l’élaboration de la directive par la Commission. Sans que la société civile ne soit jamais consultée avant les étapes ultimes de la discussion. Une facilité qui contraste avec les difficultés que doivent affronter les eurodéputés ou les associations qui cherchent à faire aboutir à Bruxelles de modestes propositions de réforme ou de régulation des acteurs économiques.
Bien entendu, derrière ce petit monde, il y a aussi et surtout les intérêts de puissantes multinationales. L’une des forces motrices de cette campagne de lobbying est une organisation très discrète, qui n’a pas même de site internet : laTrade Secrets and Innovation Coalition (« Coalition pour le secret des affaires et l’innovation »). Grâce aux documents divulgués par la Commission, on sait que ses membres incluent un petit groupe de multinationales parmi lesquelles Alstom, Michelin, Solvay, Safran, Nestlé, DuPont, General Electric et Intel. « Tout apparaît essentiellement être en fait une affaire franco-américaine, remarque Martine Orange dans ses articles pour Mediapart. Tous les autres pays paraissent beaucoup plus en retrait. » Autre acteur clé : le Conseil européen des industries chimiques (Cefic), le plus important lobby bruxellois, dont le président n’est autre que le Français Jean-Pierre Clamadieu, PDG de Solvay (groupe franco-belge qui a absorbé Rhodia), et qui compte dans son conseil d’administration des représentants de Total et d’Arkema ainsi que des grands groupes chimiques allemands et américains.
Quand l’information devient la propriété exclusive des entreprises
Initialement, le projet ne visait qu’à harmoniser les législations nationales existantes. La plupart des pays – dont la France – disposent en effet de moyens juridiques pour lutter contre l’espionnage industriel, dans le cadre du droit relatif à la concurrence déloyale. Ce qui a l’avantage de restreindre d’emblée les poursuites au cercle des concurrents commerciaux d’une entreprise. Le coup de force des lobbies est d’avoir réussi à convaincre la Commission du besoin de faire passer la protection du secret des affaires sous un régime juridique comparable à celui de la propriété intellectuelle [3]. De sorte que n’importe qui – salarié, syndicaliste, militant associatif, chercheur, journaliste, lanceur d’alerte… – pourra désormais être mis en cause dès lors qu’il aura révélé ou pris connaissance d’une information dont l’entreprise concernée estime qu’elle a une valeur commerciale.
L’aspect le plus inquiétant du projet de directive européenne actuellement discuté au Parlement est justement qu’il ne comprend pas de véritable définition du secret des affaires. C’est ce qui lui permet de couvrir d’emblée toute information, de quelque nature qu’elle soit et sans limitation a priori. « Le secret des affaires apparaît comme l’outil parfait pour la protection de la propriété intellectuelle parce qu’il n’existe pas de limitation générale pour les sujets concernés », résume l’un des avocats chargé d’accompagner le travail de la Commission. Une liste suggérée par le Conseil européen des industries chimiques (Cefic) illustre l’étendue des informations potentiellement concernées : la composition d’un produit, mais aussi les rapports et analyses, les comptes rendus de recherche, « le degré de pureté et l’identité des impuretés et des additifs », les logiciels, les données sur les vendeurs, les distributeurs, les clients [4]... Les premières victimes de cette volonté d’accaparement sont les salariés eux-mêmes, dont le travail, l’expérience, les réseaux et le savoir-faire sont réduits au statut de « supports » d’informations commerciales exclusives appartenant à leur employeur.