La CIA dépassée par le soutien de civils à Daesh
John Brennan, directeur de la CIA, ne comprend pas pourquoi des civils soutiennent ses mercenaires de l’État islamique, malgré leurs crimes.
Dépassée par le développement foudroyant de l’Émirat islamique qu’elle a elle-même créée, l’Agence centrale de Renseignement (CIA) sera profondément réorganisée.
Mais le problème qu’elle rencontre est sans précédent : une rhétorique qu’elle avait imaginée pour signer des communiqués de revendication d’actes terroristes sous faux drapeaux s’est transformée en une puissante idéologie au contact d’une population dont elle ignorait jusqu’à l’existence.
Pour Thierry Meyssan, la réforme de la CIA sera inefficace : elle ne lui permettra pas de gérer le cataclysme qu’elle a provoqué au Levant.
CIA est apparue, en novembre dernier, dans l’incapacité d’évaluer la situation en Syrie. Perdue dans ses mensonges, l’Agence ne parvenait plus à identifier les motivations de ses « révolutionnaires ».
Pire, elle était incapable de dénombrer les soutiens à la « rébellion » et ceux à la République. Cet échec n’a fait qu’empirer comme l’a montré, fin février 2015, l’effondrement du Mouvement de la Fermeté (Harakat Hazm), l’armée officielle de l’Agence en Syrie [1]. Bien sûr, la vie continue et la CIA a déjà regroupé ses forces au sein d’une nouvelle formation, le Front du Levant (Shamiyat Front).
En créant al-Qaïda, puis Daesh, la CIA pensait engager des mercenaires pour réaliser des missions ponctuelles qu’elle ne pouvait pas revendiquer. Elle n’avait jamais envisagé que des civils puissent prendre au sérieux la phraséologie à quatre sous qu’elle avait imaginée pour rédiger des communiqués de revendication.
De fait, personne n’a accordé d’importance au charabia d’Oussama Ben Laden selon qui la présence de militaires non-musulmans de l’Otan, lors de « Tempête du désert », sur le territoire saoudien était un sacrilège qui exigeait réparation. Nulle part on ne trouvera dans le Coran de justification de cette malédiction. Les mercenaires d’al-Qaïda n’ont donc eu aucune difficulté à se battre aux côtés de l’Otan en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Il ne semblait pas y avoir de raison de croire qu’il en serait autrement aujourd’hui.
Pourtant, lors de la guerre contre la Jamahiriya arabe libyenne, j’avais observé que certains mercenaires d’al-Qaïda semblaient vouloir réellement revenir au mode de vie du VIIe siècle, le « temps du Prophète ». C’était au moins vrai dans l’obscur Émirat islamique gouverné par Abdelkarim Al-Hasadi à Dernaa.
Or, il ne s’agissait pas pour eux du VIIe siècle levantin, alors chrétien et ne parlant pas l’arabe, ou même du VIIe siècle français du bon roi Dagobert, mais du VIIe siècle de la péninsule arabique, une société hors du temps, composée selon le Corande bédouins fourbes et cruels que le Prophète tenta de convertir et d’apaiser.
Par la suite, durant la guerre contre la République arabe syrienne, j’observais que les Syriens qui soutenaient al-Qaïda (et aujourd’hui Daesh), sans mobiles financiers, étaient tous membres de familles très nombreuses dont les femmes n’étaient pas autorisées à contrôler leur fécondité. Le clivage qui s’opérait dans le pays n’avait rien de politique au sens moderne du terme. Désormais, l’idéologie des civils qui soutiennent les jihadistes se résume à ce retour à des origines mythiques, celle des gardiens de chameaux d’Arabie du Moyen-âge. Et la CIA qui l’a provoquée, n’en a pas compris la force et n’en a pas suivi l’expansion.
Il ne s’agit pas ici de « retour de bâton » —Daesh ne s’est pas retourné contre la CIA—. Mais de la transformation d’un groupuscule terroriste en un État et du triomphe d’une rhétorique ridicule parmi certaines populations.
La CIA se trouve face au problème de toutes les administrations. Son mode d’organisation, qui lui permit de nombreuses victoires par le passé dans diverses régions du monde, ne fonctionne plus parce qu’elle n’a pas su s’adapter. Organiser un coup d’État et manipuler des masses pour qu’elles soutiennent une organisation terroriste sont deux choses bien différentes.
C’est pourquoi le directeur John Brennan a annoncé une refonte complète de la structure de l’Agence, à l’issue de 4 mois de consultations internes.
Jusqu’ici, il y avait :
• La Direction du Renseignement, chargée d’analyser les données recueillies ;
• La Direction des Opérations, renommée Service clandestin, chargée de l’espionnage humain ;
• La Direction des Sciences et de la technologie, spécialisée dans le traitement des informations scientifiques et techniques
• La Direction du Soutien, chargée de la gestion du personnel, de la fourniture des matériels et du financement.
Le personnel était réparti selon ses compétences : les intellectuels au Renseignement, les baroudeurs aux Opérations, les matheux aux Sciences et les organisateurs au Soutien. Bien sûr, chaque direction s’était aussi adjointe des collaborateurs avec d’autres profils pour pouvoir faire son travail, mais schématiquement chaque direction correspondait à un profil humain particulier.
Les documents révélés par Edward Snowden nous ont appris que la CIA est la plus importante agence de Renseignement au monde avec un budget de 14,7 milliards de dollars en 2013 (soit le double du budget total de la République arabe syrienne). Mais elle n’est pourtant qu’une agence de renseignement parmi les 16 que comptent les États-Unis.
Bref, avec tout cet argent et ces compétences, la CIA était prête à vaincre l’URSS qui s’est effondrée sur elle-même sans son aide il y a plus de 25 ans.
Pour faire progresser l’Agence, John O. Brennan a décidé de généraliser le modèle du Centre contre-terroriste, créé en 1986 au sein de la Direction des Opérations ; un modèle ultra-sophistiqué mis en scène dans la série télévisée 24 heures. Cette unité pluridisciplinaire a fait merveille pour répondre presque instantanément aux questions qu’on lui posait. Elle est capable d’identifier un individu, de le localiser et de l’éliminer en un rien de temps pour la plus grande joie de la Maison-Blanche. Et l’on sait que le président Obama se rend chaque jour dans son bunker sous-terrain pour déterminer les cibles de ses drones et faire assassiner qui il veut, quand il veut et où il veut.
Selon M. Brennan, il s’agit ni plus ni moins que de faire entrer le Renseignement dans l’ère des nouvelles technologies, des ordinateurs et des satellites. L’Agence devrait donc être rapidement restructurée autour de 16 Centres chargés de chaque région du monde et de divers objectifs généraux.
Mais en quoi le modèle du Centre contre-terroriste aurait-il pu comprendre la transformation d’une phraséologie enfantine en une puissante idéologie ?
Le succès de l’Émirat islamique provient d’abord de ses soutiens étatiques, de son armement et de son argent. Mais le soutien dont il bénéficie chez quelques Syriens et certains Irakiens n’a rien à voir ni avec le Coran, ni avec la lutte des classes. C’est la révolte d’un mode de vie en train de disparaître, d’une société violente dominée par les hommes, contre un mode de vie respectueux des femmes et contrôlant les naissances. Cette transformation s’est faite en Europe avec l’exode rural et les deux Guerres Mondiales, sans provoquer de guerres supplémentaires. Elle a été accomplie au début des années 80 par l’Iran de l’imam Khomeiny avec un succès éclatant et s’est progressivement étendue au monde arabe jusqu’à se fracasser sur Daesh ; un conflit qui n’a rien à voir avec la distinction théologique entre chiites et sunnites.
La suite des événements est, elle, prévisible. Comme toujours, les États-uniens pensent que leur problème sera résolu grâce au progrès technique. C’est avec une débauche d’informatique qu’ils vont tenter de comprendre la situation au « Proche-Orient ».
Mais comment les États-Unis, fondés il y a deux siècles, pourraient-ils comprendre le cataclysme qu’ils ont provoqué dans la plus ancienne civilisation du monde ? Comment les États-uniens —des Barbares friqués— et des Bédouins du Golfe pourraient-ils organiser des peuples civilisés depuis six millénaires ? Car c’est le secret du Levant : quantité de peuples différents, ayant leur propre histoire, leur propre langue et leur propre religion, y parlent une même langue vernaculaire et y collaborent ensemble [2]. Les nassériens et les baasistes ont tenté de transformer cette mosaïque en une unique force politique. Ils ont cherché à composer une « Nation arabe » avec des peuples majoritairement non-arabes. Un rêve dont il ne reste aujourd’hui que la « République arabe syrienne ». C’est ce projet politique qui était attaqué par Daesh et cette civilisation qui est aujourd’hui menacée par les civils qui le soutiennent.
Tandis que les États mono-ethniques sont faciles à conquérir, ils ont appris avec le temps que leur diversité et leur entremêlement les rend invincibles. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont protégé les survivants d’un ancien monde ; des survivants qui aujourd’hui se révoltent contre eux et les rongent de l’intérieur.
Comment la CIA pouvait-elle anticiper que de jeunes Européens, eux aussi nostalgiques de ces temps anciens, se joindraient par dizaines de milliers à Daesh pour s’opposer à la marche du temps et détruire des œuvres d’art millénaires ?
La défaite israélienne au Liban, en 2006, a montré que quelques citoyens déterminés étaient capables de faire échouer l’armée la plus sophistiquée au monde. L’homme a déjà triomphé des machines. C’est une erreur de croire que le progrès technique est un critère de civilisation, que des ordinateurs permettront de comprendre qui que ce soit, ni même de le dominer. Tout au plus peuvent-ils collecter de grandes quantités d’information, les trier et les synthétiser. La réorganisation de l’Agence va lui permettre de répondre à toutes les questions du jour, mais à aucune sur ce qui se passera demain.
Les États-uniens et les Européens sont incapables d’admettre que des peuples qu’ils ont colonisés ont rattrapé leur retard technique alors qu’eux-mêmes n’ont pas rattrapé leur retard en civilisation. Ils se trouvent confrontés à leurs limites et ne peuvent plus influer sur le cataclysme qu’ils ont involontairement suscité.
[1] « Dissolution de l’armée de la CIA en Syrie », Réseau Voltaire International, 3 mars 2015
[2] L’arabe est la langue commune au Levant, mais on y parle aussi les différentes langues kurdes, l’arménien, le turc, l’araméen, le syriaque, l’hébreu etc. Presque aucun de ses habitants n’est ethniquement arabe.