Alain Silver : « Être chômeur senior, c’est faire une expérience unique de l‘infantilisation permanente »
Nouvelles de France : Bonjour Alain Silver, vous venez de publier 54 ans chômeur et toujours vivant* aux éditions Tatamis.
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Pourquoi avoir choisi de traiter un sujet aussi grave d’une manière légère ?
Alain Silver : 54 ans chômeur et toujours vivant est le récit de mon exploration personnelle du monde du chômage et de la recherche d’emploi. C’est un témoignage cinglant sur notre époque.
Si j’ai choisi un ton décalé, c’est parce que les situations traversées sont ubuesques. En effet, comment raconter sans rire un salon de l’emploi des seniors qui se tient dans d’anciens abattoirs ? C’est la réalité même qui est comique, c’est la réalité qui dépasse la fiction.
En pénétrant le monde de la recherche d’emploi, j’ai rapidement eu le sentiment de traverser un océan de bureaucratie et de politiquement correct qui n’avaient comme seul but de m’occuper, un peu comme on amuse des enfants à la garderie… J’ai voulu en rendre compte, parce que l’écrire, c’est aussi dépasser ma condition de chômeur.
Mettre des mots de façon aussi légère sur la réalité que je vis était la seule façon de créer de la distance pour mieux rendre compte du réel.
De même, si mes personnages portent des noms de personnages de bandes dessinées, c’est pour mettre en évidence la dimension caricaturale de chacun, mais c’est également une façon de leur redonner un peu d’humanité…
On entend de plus en plus parler de chômeurs seniors… Pourriez-vous nous rappeler en quelques mots ce que cela signifie ?
Être chômeur senior, c’est appartenir à un club de 750 000 adhérents et avoir moins d’une chance sur trois de retrouver du travail. Être chômeur senior, c’est une expérience pleine d’imprévus, cela commence par un conseiller de Pôle emploi qui n’arrive pas à trouver dans son répertoire des métiers et des emplois… le métier que vous exerciez.
C’est suivre un stage de « remise en forme du chômeur » censé vous aider à devenir un chasseur de jobs affuté.
Mais, en fait, vous êtes inscrit au concours du plus beau des CV et à un stage de théâtre pour réaliser des simulations d’entretiens d’embauche… pour des embauches qui n’existent pas. C’est avoir le sentiment de participer à l’économie du chômage avec sa cohorte de consultants qui vous promettent une meilleure visibilité de votre CV sur les réseaux sociaux.
C’est, au téléphone, s’entendre dire : « La direction a décidé de réorienter sa politique de recrutement vers des profils plus juniors ».
Enfin, être chômeur senior c’est participer à des stages « spécial seniors » où l’on vous apprend à bien compter vos trimestres pour faire valoir vos droits à la retraite, ce qui est très motivant vous en conviendrez. Être chômeur senior, c’est donc faire une expérience unique de l‘infantilisation permanente.
« Pôle emploi, c’est le royaume de la solitude. En une année et demi je n’ai rencontré mon conseiller que deux fois, une fois lors de l’inscription et une autre fois 10 mois après. »
Dans plusieurs passages de votre livre, vous faites référence aux nouveaux rituels du monde du travail et au fonctionnement ubuesque de Pôle emploi. Vous ne vous adressez donc pas seulement aux chômeurs seniors ?
Dans la première partie du livre, j’essaie de montrer comment la « modernité » des relations au travail, la ludification des espaces de travail ne change rien aux rapports de force et accentue l’infantilisation dans l’entreprise. Lorsque l’on vit une séparation, c’est toujours éprouvant, même si sur les murs, il y a des couleurs vives et qu’un toboggan est sensé amortir la chute.
Dans la deuxième partie, je décris le trajet type d’un chômeur qui traverse la machine Pôle emploi. Cette machine à culpabiliser, où l’on vous explique que si vous ne décrochez pas d’entretien, c’est parce que votre CV est mauvais, et de même, que si vous ne concluez pas lors de l’entretien c’est parce que vous ne savez pas parler. C’est donc l’histoire d’un gâchis humain et financier. En ce sens 54 ans, chômeur et toujours vivant s’adresse à tous, jeunes et moins jeunes. Avec un peu d’effort, dans quelques temps, nous naîtrons tous seniors, sans possibilité d’y
échapper !
Quel est votre constat sur Pôle emploi à travers cette expérience ?
Pôle emploi est une machine dont l’objectif est de gérer du flux entrant et sortant. Une machine dépassée par la masse à traiter.
À entendre les conseillers expliquer que Pôle emploi n’est pas un cabinet de recrutement et avouer ne pas être le meilleur des jobboards, on comprend le désarroi qui peut saisir le chômeur abandonné seul devant son écran d’ordinateur à scruter les annonces ! Pôle emploi, c’est le royaume de la solitude.
En une année et demi je n’ai rencontré mon conseiller que deux fois, une fois lors de l’inscription et une autre fois 10 mois après.
Pôle emploi, c’est la promesse de la désocialisation assurée.
Vous avez sans doute une petite idée de la meilleure manière de lutter contre le chômage des seniors, la discrimination et la précarité dont ils sont victimes, non ?
Tuer tous les seniors. Supprimer 15 ans sur notre état civil. Faire en sorte qu’un senior parraine un senior… Décréter que tout le monde est senior ou bien relancer la croissance mais là, je n’ai pas de recette miracle.
Que gagneraient, selon vous, les entreprises à faire une plus belle part aux seniors ?
On parle en permanence de la silver économie : j’ai personnellement du mal à être considéré comme une cible marketing alors que mes revenus sont en voie de disparition.
Plus sérieusement, au-delà de l’expérience irremplaçable que les seniors peuvent évidemment faire valoir sur le plan professionnel, les entreprises gagneraient sans doute un peu plus de maturité à être le reflet de ce qui se passe en termes démographiques dans notre société.
Comment, en effet, imaginer un monde où une classe d’âge serait exclue du jeu et en voie de désocialisation permanente ?
*54 ans, chômeur et toujours vivant, Alain Silver, éd. Tatamis, mars 2014, 180 p, 13 euros.