Gangs des cités ou d'Europe de l'Est : le nouveau visage du crime organisé
LE MONDE | 14.12.2013 à 10h06 • Mis à jour le 14.12.2013 à 18h43 |Par Laurent Borredon et Simon Piel
Voir l'infographie : En France, des organisations criminelles mondialisées
Il n'y a pas de mafia en France, selon les spécialistes de la police judiciaire (PJ). Mais des organisations criminelles, oui, et même beaucoup.
Elles ne sont pas« capables de défier l'Etat, de le corrompre ou de s'y substituer partiellement », mais « plus réduites, plus locales, plus spécialisées, peut-être moins pérennes », leur « détermination et dangerosité restent très élevées », estime le rapport 2012-2013 du Service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) de la PJ.
Le document de 140 pages, que Le Monde a pu consulter, dresse un panorama exhaustif des phénomènes criminels à l'œuvre sur le territoire national. La période 2012-2013 se caractérise par « l'activité exponentielle des organisations criminelles étrangères », la « persistance d'un banditisme traditionnel français », et la « montée en puissance des organisations criminelles issues des cités sensibles », indique dans sa lettre de présentation le patron du Sirasco, le commissaire François-Xavier Masson.
Ce document est destiné à « l'ensemble des administrations ou organismes publics en charge de la lutte contre toutes les formes de criminalité organisée ». Pas simplement les policiers et les gendarmes, donc. Car les circuits de blanchiment sont de plus en plus sophistiqués, l'utilisation frauduleuse des nouvelles technologies est en plein essor, et, pour certains groupes, la politiqued'exemption de visas au bénéfice de certains Etats favorise l'arrivée d'une nouvelle criminalité aux ramifications complexes.
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Aucune région française n'est totalement épargnée. L'Ile-de-France, la Corse etProvence-Alpes-Côte d'Azur restent les bassins les plus criminogènes. Le grand Paris (Paris, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne) s'illustre notamment par le trafic de stupéfiants (27,1 % du total national) et les menaces ou chantages pour extorsion (21,3 %). La région PACA se distingue par les règlements de comptes avec 32 % du total nationale, juste devant la Corse, où ont eu lieu plus de 20 % des règlements de comptes en 2012.
Pour le Sirasco, les groupes issus des cités s'inscrivent dans une typologie mafieuse pour au moins trois raisons : « La maîtrise territoriale par la force », la concentration sur le trafic de cannabis, dont le chiffre d'affaires est estimé à plus d'un milliard d'euros par an, et enfin l'ancrage dans l'économie souterraine. Par ailleurs, ce trafic « génère une myriade d'infractions connexes », du règlement de comptes à l'extorsion en passant par le blanchiment. Autre caractéristique, l'implication importante des mineurs.
Le Sirasco distingue trois niveaux de responsabilités au sein de cette « criminalité organisée des quartiers » : les trafiquants locaux, à la tête d'un groupe de revendeurs, les intermédiaires semi-grossistes, puis les grossistes qui constituent des « organisations criminelles transnationales » et dont les responsables sont établis dans le sud du Maroc ou en Espagne.
Comme les autres organisations, ces groupes se sont adaptés à la nouvelle législation sur les avoirs criminels. « Même s'ils continuent à afficher leur “réussite”, les trafiquants réduisent l'achat de biens durables, recourant aux prête-noms, à la location de véhicule et aux investissements à l'étranger », écrit le Sirasco.
PINK PANTHERS
De nombreux groupes étrangers s'invitent aussi dans le paysage criminel. Aux organisations africaines et asiatiques implantées de longue date sont venues s'ajouter celles des Balkans (Albanie, ex-Yougoslavie, Roumanie, Bulgarie), du Caucase (Géorgie, nord de la Turquie) et de Russie. Le marché des armes provient presque exclusivement d'ex-Yougoslavie, dont la diaspora, installée sur la Côte d'Azur et en région parisienne, alimente le grand banditisme français. La mouvance des Pink Panthers est un exemple de cette criminalité issue des Balkans. Ces malfaiteurs, le plus souvent Serbes et Monténégrins, parfois ex-militaires, auraient commis plus de 120 braquages de bijouterie dans le monde depuis 1997, dont plusieurs en France.
Trafic de stupéfiants, vols, proxénétisme, ces organisations font preuve d'une vraie polyvalence. Elles profitent des « faiblesses structurelles et de la corruption endémique » des Etats du Sud-Est de l'Europe. Par ailleurs, souligne le rapport,« les ressortissants sont exemptés de visa pour l'espace Schengen ». Or, « ces pays constituent l'itinéraire qu'empruntent les trafiquants et les importantes diasporas implantées en Europe fournissent un appui logistique aux organisations criminelles ».
Selon le rapport, les groupes albanophones occupent une place particulière, opérant sur un arc « stratégique pour le contrôle du trafic de drogues, notamment de l'héroïne en provenance de Turquie et de la cocaïne directement importée d'Amérique du Sud. Il est également un point d'origine ou de transit d'armes, de migrants et de cigarettes ». En France, ces groupes sont surtout implantés en région parisienne, en Rhône-Alpes, ainsi que dans l'Est et l'Ouest.
Quant aux groupes russophones, ils sont composés d'un patchwork d'organisations le plus souvent hiérarchisées sur un modèle pyramidal. La France est avant tout une terre d'investissement, voire de blanchiment dans l'immobilierde luxe à Paris, en Côte d'Azur ou en Savoie.
GUERRES DE CLANS
Mais elle peut aussi faire office de base arrière. Plusieurs membres influents du crime organisé russe y séjournent en tentant « de mener une vie normalisée ». C'est aussi pourquoi la guerre que les différents clans se livrent, notamment pourasseoir leur suprématie dans des zones en expansion économique, comme la région de Sotchi, peut s'exporter en France. Sept règlements de comptes ont ainsi eu lieu en 2012 sur la Côte d'Azur, en Ile-de-France et en Rhône-Alpes.
Le Sirasco prend aussi acte de la montée en puissance des équipes géorgiennes dites des Voleurs dans la loi. Les mis en cause d'origine géorgienne ont augmenté de 78 % en 2012. « Des lois d'amnistie adoptées en Géorgie en 2005 et 2013 pour les voleurs non reconnus comme mafieux en échange de leur départ du territoire ont entraîné un déploiement massif de criminels en Europe », indique le rapport.
Le Sirasco ajoute la prégnance d'une délinquance organisée issue de la communauté des gens du voyage, mais aussi la connexion à différents niveaux des mafias italiennes ou des cartels latino-américains avec le milieu français. Des contacts ont été mis en évidence entre la bande corse du Petit Bar et un membre du clan Giovinazzo, affilié à la'Ndrangheta. C'est le combat le plus difficile à menerpour les policiers : les liens croissants entre les groupes criminels français, même de moyenne importance, et les mafias étrangères, jusqu'en Asie. Pour le crime organisé, la mondialisation est une réalité désormais quotidienne.
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- Laurent Borredon
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